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Dernière mise à jour : 30 nov. 2018

Dans The Walking Dead, The 100 et Lost in Space, la question de la frontière est à l’avant-scène des enjeux de l’imaginaire géographique. Il s’agira ici d’articuler la notion, plastique et polysémique, de frontière à celle — tout aussi polymorphe — d’imagination sociologique. Le postulat de base est que la science-fiction se nourrit du discours social ambiant, des signes et des discours qui circulent dans l’imaginaire, et que le cadre fictionnel de la catastrophe permet d’amplifier la tension qui construit et déconstruit la relation entre espace et société, entre territoire et identité.

Lost in Space, Netflix (2018-...)

De façon générale, la dystopie permet d’aborder, par l’imaginaire de la fin, des thématiques contemporaines, comme les enjeux climatiques, démographiques ou migratoires qui sont autant de questions posées ouvertement aux civilisations. La dystopie reprend et exagère ces questionnements, en décomposant l’espace en d’innombrables anti-structures dans un contexte où l’existence même, à cause de l’urgence et du danger, est devenue négligeable. Ces interrogations sur le monde et les figurations de la mobilité, la science-fiction les négocie surtout sur le mode de la spéculation : les narrations télésérielles sont devenues, au gré des esthétiques dominantes, des postes d’observation privilégiés de l’imaginaire social.


La science-fiction télévisée fait des pratiques spatiales l’une de ses préoccupations maîtresses : les stratégies de migration, les catastrophes environnementales et la délimitation de zones habitables sont autant d’enjeux qui traversent les narrations télésérielles. Plusieurs téléséries contemporaines, que nous pouvons classer dans la sous-catégorie des fictions apocalyptiques, proposent une réflexion géopolitique dont le principe moteur est le partage du territoire. Miroir révélateur des tensions qui animent l’imaginaire social, la science-fiction télévisée dissémine, partout et diversement, des lignes de fracture, des lignes de désastre : les frontières y sont multiples (politiques, ontologiques, environnementales), elles agissent comme des discriminants ; elles déterminent, entre autres, les tensions et les porosités entre individu et communauté. Parmi un corpus foisonnant et hétérogène, nous retiendrons ici trois séries qui illustrent, chacune à sa manière, les problématiques géopolitiques engendrées par la prolifération de frontières (matérielles, physiques, culturelles) : The Walking Dead (2010-...), The 100 (2014-...) et Lost in Space (2018-...). Malgré une différence sous-générique de surface (imaginaire du zombie, dystopie environnementale et exploration spatiale), une même problématique les traverse pourtant : celle de la pratique réitérée de la frontière, qui est à la source de division et d’exclusion, mais néanmoins créatrice d’espaces de contact et d’échange. The Walking Dead, The 100 et Lost in Space aménagent trois grandes catégories de frontières (horizontale, verticale et arborescente), qui correspondent à autant de pratiques spatiales (la survivance, la guerre et la colonisation).


Géopolitique de la survivance : The Walking Dead


Dans The Walking Dead, l’inquiétude de la fin est à la fois écologique (la Terre et l’individu sont en extrême danger devant une menace zombie aussi violente qu’irrésistible) et eschatologique (le destin apocalyptique est apparemment irréversible — l’humanité marche lentement vers sa déperdition).


The Walking Dead, AMC (2010-...)

Plus précisément, dans The Walking Dead — qui est une adaptation télévisuelle des romans graphiques de Robert Kirkman —, la frontière établit des appartenances à la fois communautaires et ontologiques. Dans un monde dévasté par une apocalypse de zombies, la territorialité n’est plus dépendante d’un État-nation (puisque le monde refoule à une forme de survivance pré-industrielle) : le lieu se partage et s’acquiert selon une géopolitique de la survie. Dans cette nouvelle économie de la survivance, les zombies apparaissent comme de perpétuels migrants, et d’éternels sans-abris : ils sont définis par une mobilité contrainte, une errance déboussolée qui renvoie à une conception déracinée du territoire. Les zones sécurisées par les humains non infectés sont le plus souvent protégées par d’immenses remparts, délimitant autant un mode de vie (la sédentarité) qu’une identité (ce qui se trouve hors des murs est de l’ordre de l’abject).


Disons d’abord quelques mots sur la façon dont les zombies sont nommés dans la série, puisque la nomination est une façon, déjà, de programmer une identité, de lever des frontières dans l’ordre du langage. En effet, un zombie, dans cette mythologie consacrée de la crise, renvoie d’abord à un oxymore, à une opposition marquée entre la vie et la mort : le fait de revivre en dépit de la mort agit comme un exorcisme de la fatalité ; la panique de la fin est sublimée dans une autre forme de vie, celle, mitoyenne et mécanique, du mort-vivant. Conformément à la fantasmatique de l’apocalypse, les zombies sont dépossédés de raison et de conscience, et ils mangent l’organe qui sert d’ordinaire à donner sens et forme à l’existence : le cerveau, centre de l’intelligence et de l’émotion. En ce sens, ils ne sont jamais autre chose que des machines marchantes et mangeantes, en poussant à l’extrême le principe occidental de la consommation béate et auto-justificative. Walter Benjamin dirait sans doute d’eux qu’ils sont des flâneurs ; mais des flâneurs ineptes, réfugiés dans l’ignorance du monde, des flâneurs absolus qui ne font que passer, des flâneurs dont la seule philosophie serait de vagabonder toujours.


The Walking Dead, AMC (2010-...)

Dans The Walking Dead, le titre en forme d’antithèse l’annonce déjà, les zombies ne sont jamais nommés ainsi ; on les définit plutôt comme des « walkers », des marcheurs, alors qu’on met en évidence leur comportement de base : la déambulation. Comme le souligne l’un des personnages de la série, les walkers agissent le plus souvent à la façon de bêtes sauvages, dont les déplacements sont aussi hasardeux que prévisibles. D’ailleurs, quand les walkers, à l’image d’une caravane de migrants, se massent et se densifient, on parle alors de « troupeaux » effectuant une invraisemblable transhumance. Les walkers seraient donc des monstres communautaires, mais néanmoins réifiés : ils viennent en grappes, ils sont rarement isolés ou singularisés, et ne communiquent pas entre eux. En simplifiant, la maladie infectieuse dont souffre les walkers serait, en quelque sorte, une errance permanente.


Dans l’épisode 10 de la saison 5, alors que le groupe de survivants prend refuge dans une maison abandonnée, le personnage principal de la série — le shérif Rick Grimes — s’interroge sur la distance qui sépare zombie et être humain, tous les deux pris dans une immigration continuelle. C’est en associant expérience de la guerre et expérience de la dépossession territoriale que Rick Grimes en vient à s’identifier aux walkers. La réponse de l’un de ses compagnons, toutefois, est nette : « We are not them ».


Voilà la présence, marquée, d’une frontière ontologique : la parenté des expériences n’est pas suffisante pour rapatrier walkers et êtres humains dans une même identité englobante. Il y a, dans The Walking Dead, une réflexion au long cours sur le mode d’être au monde : sommes-nous contraints de vivre, toujours, dans l’aléatoire du vagabondage ; ou bien sommes-nous, à l’inverse, destinés à nous « encager », à nous emprisonner derrière d’immenses murs, pour nous prémunir d’attaques de zombies ? (Les zombies sont ici, si l'on veut, interchangeables : on peut leur substituer n'importe quel fléau menaçant l'humanité d'extinction.) Ainsi, pour éviter de succomber au virus, afin d’échapper à la ruine, il existe deux grandes formes de résistance, aussi efficaces que millénaires : le nomadisme et la sédentarité.


La partition de l’outre-monde se fait à partir de normes basiques, d’instincts de survie plus que de desseins idéologiquement orientés ; dans les premiers temps de la catastrophe, les seules exigences demeurent celles de l’existence même. Rapidement, par contre, des communautés se forment, des alliances se nouent, des destins s’assemblent.


Les walkers et les êtres humains ont du monde une pratique contraire : les premiers vont et viennent, soumis au plus grand hasard, tandis que les seconds sont assujettis à l’empire de l’habiter occidental. Cette notion de l’habiter, issue de la discipline géographique et notamment développée par Augustin Berque, consiste à définir un rapport spécifique à l’espace, qui serait compris, en Occident, comme enracinement, fixité et clôture. C’est cette conception de l’espace que cherchent d’abord à reproduire les survivants, qui sont des migrants, ou encore des réfugiés de l’apocalypse en continuel déplacement, mais dont le projet revient toujours, désespérément, à s’ancrer, à prendre racine dans un lieu qu’ils pourraient appeler un « chez soi ». Étant donné la crise qui les pourchasse, les survivants sont sans relâche écartelés entre la mobilité et la fixité, qui constituent deux modes d’être au monde qui sont, dans le cadre de la série, axiologiquement connotées et incompatibles : se déplacer est dangereux ; s’implanter dans un lieu est la seule solution durable.


Ainsi, les survivants s’établissent dans différents lieux, et dessinent, chaque fois avec plus d’acharnement, des frontières discriminant l’ici sécurisant de l’ailleurs menaçant, érigent des murs contrôlant le flux de zombies-flâneurs ; bref, survivre revient souvent à se dé-territorialiser ; à s’extraire de l’ordre du monde pour créer, en creux, un territoire de substitution, un espace que Michel Foucault qualifierait d’hétérotopique. Dans The Walking Dead, les communautés sont isolées et guerrières, quasi sectaires dans leurs structures rapetissées : elles se défendent contre les zombies, certes, mais contre toute éventuelle menace, y compris humaine. Hors des murs, la loi du talion triomphe dans ce no man’s land catastrophiste.


The Walking Dead, AMC (2010-...)

Les espaces ainsi créés, par la multiplication de frontières ségrégatives, sont à la source de comportements sociaux qui reflètent des idéologies spatiales : la guerre de territoire, aussi ancienne qu’éternelle, est perpétuellement à l’ordre du jour de tous les groupes de survivants. Le crise des zombies n’est pas un moment de possible réinvention spatiale, bien à l’inverse : elle consolide des pratiques vétustes mais consacrées, des façons de faire de l’espace un prolongement (toxique) de la sédentarité occidentale, dont les fondements sont, ici, poussés à l’extrême démembrement.


Même au bord de la catastrophe, même suivant une apocalypse ayant remis le monde à zéro, le territoire habitable doit être découpé en morceaux, fragmenté en d’infinis tronçons, arpenté jusqu’au partage négocié de la Terre. Bref, la conception du monde reste la même à la suite d’un cataclysme : le territoire est une marchandise, un objet que l’on peut posséder et échanger à l’envi. C’est cette économie planétaire de la division que la science-fiction télévisée met en spectacle.


Cartographie de l’exclusion : The 100


Dans The 100 — série dérivée de romans de science-fiction, que nous mobiliserons aussi —, la frontière n’est plus uniquement entendue sur le plan de l’horizontalité terrestre : elle distingue les descendants des derniers êtres humains, vivant désormais dans l’espace à bord d’un vaisseau, et des grappes d’autochtones qui habitent dans les ruines de la civilisation. La frontière, comprise comme marque physique séparant l’ici de l’ailleurs, joue alors un double rôle : elle est historique (la Terre a connu plusieurs lignes de démarcation territoriale) et hiérarchisante (la Terre appartient à ceux qui ont le plus de ressources). Ce faisant, dans cette dystopie mêlant catastrophe environnementale et désastre humanitaire, la frontière programme la communauté (l’individualité est fondée sur la territorialité) et ses pratiques (la survie est liée à une logique coloniale et à une guerre perpétuelle).


En effet, outre quelques exceptions dispersées, la science-fiction télévisée donne du futur une vision pour le moins désastreuse et tragique. En un mot : le monde de l’après sera funeste ou ne sera pas. Il y a trois générations, une gigantesque catastrophe nucléaire a fait disparaître la civilisation telle qu’on la connaissait, à l’exception de quelques élus qui se sont regroupés dans une station spatiale orbitant autour de la Terre. Dans ce monde de l’après, les ressources sont maigres et les bonheurs, vains et futiles. Les malheureux rescapés attendent donc que la Terre « guérisse » d’elle-même, qu’elle redevienne habitable par la force du miracle.


The 100, CW (2014-...)

La société dystopique qui s’est constituée dans la station spatiale est foucaldienne à plusieurs titres : on surveille, on châtie, on désintègre tout ce qui s’apparente au criminel et au marginal. C’est en se basant sur quelques principes de la société punitive, qui exile l’infâme hors des lieux normés, qu’on a pensé la re-conquête de la Terre : les dirigeants de la station spatiale, austères et peu diplomates, ont choisi d’envoyer sur Terre cent délinquants de moins de 18 ans pour vérifier s’il était maintenant possible de survivre à la surface terrestre. À l’aide de colliers et bracelets que portent les cobayes de force, les dirigeants de la station spatiale peuvent surveiller et punir les délinquants qui explorent la Terre pour savoir si un repeuplement massif est désormais envisageable.


En dépit du désastre nucléaire, la Terre n’est pas qu’un tombeau à ciel ouvert ; elle renaît, des générations après le chaos, de ses cendres toxiques. Cette nature en tous lieux hyperbolique, les humains exilés dans l’espace l’appréhendent pour la toute première fois. Devant pareil spectacle, les mots manquent, le langage ordinaire n’est pas en mesure de rendre adéquatement compte des choses vues, des perceptions ressenties, des émotions vécues :


« Tout le monde a le doigt levé vers le ciel qui offre un spectacle des plus grandioses. Une symphonie de couleurs est en train de s’y jouer : des traînées orange viennent s’inviter dans le bleu royal. […] Le ciel alentour s’assombrit, accentuant encore les contrastes. Les mots coucher de soleil ne peuvent rendre justice à l’indicible beauté du spectacle qui les surplombe, et pour la centième fois depuis qu’ils ont atterri, Wells remarque intérieurement que tous les mots qu’il a appris pour décrire la Terre sont inadéquats pour rendre compte de sa splendeur. »

Ce décalage entre l’expérience du monde et sa mise en ordre par le langage est significatif pour au moins deux raisons. D’une part, la nouveauté et la luxuriance de la vie terrestre, pour des individus habitués à une existence frugale, sont du registre du manichéisme séparant la vie de la mort ; la Terre est vivante, et il importe alors de la défendre coûte que coûte. C’est parce que la Terre est avant tout un lieu infiniment habitable qu’il faut la sauver de toute division, de tout émiettement, empirique ou encore symbolique. D’autre part, l’expérience du monde terrestre s’exprime par le recours réifié à l’analogie : tout s’y exprime en contraste avec l’univers spatial, par définition morne et mortifère. Dans la station spatiale, le sacrifice est loi : on rationne la nourriture, comme les plaisirs, réduits au strict minimum ; tout est prévu pour survivre avec le moins de moyens possibles. Sur la Terre, à l’inverse, l’opulence se fait promesse, l’utopie est proche et atteignable : les vieilles frontières du vaisseau explosent, et avec elles l’époque de la privation généralisée.


Il est notable de constater que la vie terrestre est perçue par les humains exilés dans l’espace comme une terre promise, comme une chance sacrée. Pourtant, cette Terre qu’on croyait morte, est déjà peuplée par des autochtones : ici se rejoue le sempiternel scénario de l’explorateur acharné, qui croit découvrir des terres vierges, perçues comme des biens saisissables et partageables. Or cette découverte inopinée sera à la source d’infinies querelles de territoires, chaque camp souhaitant exterminer l’autre. Dans cette guerre vorace, qui opposent deux manières de concevoir le territoire — que nous pouvons ranger dans les catégories du colonialisme et de l’autodétermination —, l’enjeu est autant guerrier que symbolique : les frontières dessinées par la tradition sont contestées par une force extérieure cherchant à prendre ce qui ne lui appartient pas. Car effectivement, les deux parties s’imaginent légitimes dans leurs actions : les autochtones vivent déjà sur le territoire mis en cause, alors que les humains exilés dans l’espace s’en estiment les réels propriétaires, les héritiers incontestables. Pour ces deux civilisations qui s’entre-déchirent, la seule manière de négocier des frontières floues semble la pratique (ancienne et dévastatrice) de la guerre juste : la diplomatie est impropre lorsqu’il s’agit de protéger des acquis que tous jugent (juridiquement) motivés.


The 100, CW (2014-...)

Dans le contexte de la dystopie télésérielle, nous pouvons sans doute nous interroger maintenant sur la geste guerrière et son symbolisme. Si chaque camp isolé s’imagine avoir hérité de la Terre, tous sont cependant égaux devant la catastrophe. Les multiples guerres entre les autochtones et les humains venus de l’espace rejouent, à l’échelle géographique, la tentation dystopique du conflit éternel entre puissance de vie et pulsion de mort. Dans The 100, en effet, il y a partout entremêlement entre ces deux forces contraires, mais solidaires :


« Wells est toujours captivé par la vue [de l’espace interstellaire] en temps normal, mais ce soir, les étoiles scintillantes qui ceignent la Terre baignée de ses nuages lui font penser aux bougies qu’on dispose autour d’un cercueil lors de la veillée funèbre. »

Il faut dire, ici, que The 100 carbure à l’imagerie apocalyptique, déterminant autant un ici et un ailleurs qu’un avant et un après. Clarke, la protagoniste principale de la série, est à la fois une héroïne malgré elle (elle œuvre par instinct plus que par intelligence) et un être sacrifié à un destin grandiose qui la transcende : elle incarne, en quelque sorte, une figure christique, qui vient dès lors mêler imaginaire sacré et fiction eschatologique. L’intertexte biblique fonctionne à plein dans l’idée que le monde, pour rester pur, doit constamment faire s’alterner civilisation heureuse et destruction de masse. Plusieurs catastrophes s’enchaînent : une guerre nucléaire, un virus technologique, une crise environnementale sont autant d’épreuves auxquelles l’humanité est confrontée. La guerre territoriale que se livrent les camps ennemis n’est qu’une métonymie de cette sérialité destructrice. Le monde, dans la série, est profondément cyclique : une destruction annoncée en remplace toujours une autre. La stabilité n’est jamais possible dans un univers constamment menacé par l’homme et par les changements climatiques. La dystopie, pour donner forme et sens à l’expérience humaine, définit la guerre géographique comme un lieu de compensation, où se négocie la fin pré-programmée du monde. Pour le dire peut-être trop rapidement, on rabat ici le symbolique sur le géographique ; on investit la frontière d’un pouvoir conditionnant sur les autres (on détruit ce qui nous désunit), puis sur l’ordre de l’univers (on survit jusqu’à la prochaine fin).


The 100, CW (2014-...)

Comme le montre The 100, la science-fiction télévisée est une merveilleuse chambre de résonance d’enjeux contemporains urgents, comme la crainte de l’enfer nucléaire, constamment ravivée au gré des conflits naissants, et la crise environnementale, destinée aussi terrible qu’apparemment certaine.


Écologie du dépérissement : Lost in Space


Lost in Space — une refonte récente d’une série télévisuelle du même nom produite en 1968 —, met en scène des colonisateurs spatiaux, qui ont le mandat de découvrir un nouveau lieu permettant de perpétuer la race humaine, menacée d’extinction. À la suite d'un accident, les colonisateurs font naufrage sur une planète apparemment habitable, mais dont le cycle de vie est presque atteint. Les survivants expérimentent un lieu, dont les propriétés sont à la fois merveilleuses et inexplicables, de façon méthodique et scientifique, en souscrivant à une poétique exploratoire qui cherche constamment à neutraliser l’inconnu et le nouveau. Ces gestes accumulés créent des frontières mouvantes, perméables, qui sont des manières d’inventer et de produire des espaces différenciables.


La série Star Trek, dont la maxime d’ouverture est, significativement, « Space, the final frontier », est l’une des œuvres marquant le renouveau de ce que nous pouvons appeler le space opera, c’est-à-dire des productions s’inscrivant dans l’esthétique de l’espace interstellaire. Lost in Space participe de ce mouvement mariant espaces infinis et exploration spatiale. À cette esthétique des confins s’ajoute la filiation du genre de la robinsonnade ; la famille principale de la série, dont on suit les tribulations, porte le nom infiniment connoté de « Robinson ». Cela est une référence au célèbre voyageur romanesque de Daniel Defoe qui, après un naufrage, invente une société d’appoint dans une île en marge de la civilisation. La série, qui est un remake d’une adaptation — la série originale était déjà une relecture du roman The Swiss Family Robinson —, se situe au croisement de plusieurs sous-genres de la science-fiction : cette segmentation, ce morcellement générique se répercute à l’ensemble de la poétique de la série, fondée aléatoirement sur la reprise et la partition.


Dans Lost in Space, les rapports troubles qu’entretiennent savoir et pouvoir sont à l’avant-plan. Le projet même de la colonisation spatiale, entreprise par des scientifiques élitistes, est d’abord et avant tout une stratégie géographique de domination et d’expansion. En effet, quand le monde s’éteint progressivement, en raison d’une catastrophe climatique, il importe de coloniser d’autres espaces, d’investir massivement d’autres lieux, de posséder d’autres territoires habitables pour que la civilisation se perpétue. Cette suprématie spatiale s’effectue sur deux plans corrélés : celui de la science d’abord, puis celui des pratiques. D’évidence, le savoir — c’est-à-dire l’ensemble des dispositifs permettant de produire une connaissance sur le monde — est intimement lié à la domination. Dans Lost in Space, la science est partout présente, et souvent de façon spectaculaire : les vaisseaux, les équipements, les armes sont autant de signes qui cristallisent l’idée que le monde est pleinement astreint à la science. Cette précellence de la science comme filtre à travers lequel le monde est vécu se transfère ensuite à l’échelle territoriale.


Lost in Space, Netflix (2018-...)

La possession du territoire passe par le dessin de frontières, de limites, de clôtures définissant un lieu homogène dans lequel s’affirme une communauté. La planète sur laquelle les explorateurs font naufrage est apparemment vide d’individus, vierge à la fois d’espaces démarqués et de discours portés sur l’espace. Les points de passage levés par les explorateurs au fil des jours passés sur ce nouveau territoire ne connaissent alors aucune forme de résistance (militante, autochtone, institutionnelle) : les colonisateurs peuvent façonner la spatialité comme ils l’entendent, selon des formes d’aménagement et d’architecture qu’ils inventent au gré de leur implantation. De fait, les campements installés par les survivants prolongent et perpétuent l’ordre des vaisseaux spatiaux : le territoire investi se crée donc en miroir de la technologie. C’est ainsi, du moins, qu’on décrit la colonisation dans une vidéo « tutorielle » destinée aux colons s’ils n’avaient pas fait aussi dramatiquement naufrage : il faut prendre de l’expansion, il faut se déployer aussitôt arrivés sur une nouvelle planète.


Dans ce territoire sécurisant, rationnellement développé, dont les frontières sont visibles par des tentes qui servent de bornes, tous ont droit de passage, tous peuvent aller et venir librement. Cependant, des zones impraticables sont prescrites : il ne faut s’éloigner du campement qu’en cas d’extrême nécessité. Matérielle et symbolique, la frontière fonctionne, dans l’ordre des signes, comme un catéchisme : ce qui se trouve hors de l’enceinte du campement est dangereux, périlleux parce que différent, nouveau.


Les colonisateurs, en termes spatiaux, ont deux ennemis principaux : la présence étrange d’un robot — qui a fait mystérieusement naufrage en même temps qu’eux — et le territoire lui-même qui, comme par rejet annoncé, a une durée de vie limitée. Disons d’abord que le robot en question n’est ni malicieux ni amical, tout à la fois serviable et redoutable : en raison de son statut ambigu, il est le seul à ne pas pouvoir circuler comme il l’entend ; il est constamment mis en retrait, en étant aussi proche que lointain. Proche pour que les colonisateurs le gardent à l’œil ; lointain parce que le robot n’est pas un membre de la communauté. S’il est vrai, en effet, que la formation des sujets dépend largement de la matérialité de l’espace (l’architecture et l’aménagement jouent un rôle définitoire dans les identités sociales), alors la place toujours excentrée qu’occupe le robot emblématise la fonction de conditionnement de l’espace. Mieux encore, quand les colonisateurs commencent à redouter les agissements (équivoques) du robot — qui est autant une source de fascination qu’un danger en puissance —, ils l’emprisonnent, ils le confinent à un espace clos. La manière dont les colonisateurs mettent le robot en cage est symptomatique d’un rapport pathologique à l’Autre : l’incarcération est une métaphore du mode d’appréhension de toute forme (extrême) d’altérité. Mettre ainsi en boîte, fixer les frontières de l’inconnu est une manière de forger une identité pour autrui, de définir spatialement ce qui est de l’ordre de l’étrange et du distinct.


Lost in Space, Netflix (2018-...)

Ensuite, il faut revenir sur le danger le plus vif auquel les colonisateurs font face : la planète sur laquelle ils ont atterri obéit à un cycle infernal, faisant s’alterner luxuriance et destruction, vie possible et catastrophe totale. Constatant que la planète se meurt, les colonisateurs font le projet de réparer leurs vaisseaux meurtris, afin de regagner le vide rassurant de l’espace interstellaire. De façon globale, la planète est un lieu de résistance au pouvoir imposé par les colonisateurs, qui agissent — à l'instar de tous les impérialistes — comme si toutes les ressources disponibles leur revenaient de droit. La planète rejette les colonisateurs, et avec eux leur mode de rationalité spatiale : l’établissement de frontières (matérielles et symboliques) est une stratégie finalement impuissante devant l’environnement mortifère.

Il appert que, dans Lost in Space, il se réactive un imaginaire de l’impérialisme, de la colonisation toute-puissante : l’univers extraterrestre appartient à ceux qui se l’approprient en premier, à ceux qui sont les plus forts, les plus rusés, les plus débrouillards.


Colonisateurs et faiseurs de frontières sont ici synonymes, dans la mesure où l’institution de la société passe par le dessin de lignes de partage, de zones différenciées, d’espaces de définition. Ainsi la frontière agit à au moins deux niveaux complémentaires : terrestre, elle programme des communautés, produisant des lieux de passage ; spatiale, elle définit un discours impérialiste, faisant de toute planète une propriété dont il suffit de prendre possession, et de strier d’infinies lignes de séparation.


***


Il est possible de dire que dans la science-fiction télévisée, qui renvoie de manière plus ou moins métaphorique à l’inquiétude collectivement partagée d’une fin du monde proche, la question de la frontière est diversement négociée, mais souvent placée sous le signe de la guerre totale, de la discrimination haineuse ou de l’exclusion systématique.


En définitive, la limite, la frontière (qu’elle soit géographique, ontologique ou encore symbolique) est un processus de civilisation, un mécanisme de régulation sociopolitique qui permet de faire tenir ensemble toute société qui entend se distinguer de son voisinage. Dans l’ordre des signes, la frontière est tout à la fois discrimination et rassemblement, clôture et passerelle. Plus encore, dans la dystopie et la science-fiction télévisée, qui renvoie une image hypertrophiée de l’imaginaire social, la frontière demeure le lieu de prédilection à partir duquel l’individu se définit, et à partir duquel les collectivités prennent socle.


SOURCES : Lost in Space, Netflix, 2018-…


Kass Morgan, The 100, eBook, Éditions Robert Laffont, coll. « R », 2013, chapitre 6, écran 7 ; chapitre 6, écran 4.


The 100, CW, 2014-…


The Walking Dead, AMC, 2010-…

Photo du rédacteurAlex Bellemare

Dernière mise à jour : 13 nov. 2018

Espace & fiction dans Les villes de papier


Dans Les villes de papier de Dominique Fortier, dont le titre tisse une évidente et complexe filiation avec Les villes invisibles d’Italo Calvino, l’espace occupe une place de choix, autant dans la façon dont les ambiances poétiques sont bâties que dans la manière dont le travail de l’écriture est pensé. C’est à travers l’entremêlement de deux destins, celui de la poétesse Emily Dickinson et celui de la narratrice, que se construit une certaine idée de ce qu’est la littérature, ce que sont ses pouvoirs, ses possibles, ses lieux.


Il y a d’abord l’écrivaine qui s’ignore, l’écrivaine qui s’arrache du monde pour plonger dans celui, intime et infiniment réconfortant, des livres. Emily Dickinson, qu’on nomme souvent la recluse d’Amherst, rétrécit jusqu’à l’extrême son espace de vie. C’est dans une retraite tranquille, coupée de l’agitation du dehors, qu’elle écrit des poèmes qu’elle ne destine finalement qu’à l’oubli.


Il y a ensuite la narratrice, exilée d’Outremont, qui vit sans repères dans une grande ville américaine. Son questionnement sur les lieux prend la forme d’une quête intérieure : qu’est-ce qu’un « chez soi », quels sont les impacts d’un lieu sur ses pensées, sa mémoire, ses origines ? Ce sont autant d’interrogations qui tiraillent la narratrice, dont le point d’ancrage n’existe qu’en miroir de celui d’Emily Dickinson.


Les villes de papier du titre sont une pure invention de cartographes scrupuleux qui, pour se prémunir d’éventuels plagiats, fabriquent des villes imaginaires, les forgent à partir du vide :

« C’est une ville de papier. Les gens qui ont dessiné la carte l’ont inventée de toutes pièces afin de s’assurer que personne ne leur volerait leur travail. »

Ces villes de papier, qui n’existent que dans les cartes qui en témoignent, ont néanmoins une existence fictive : elles ont un potentiel fictionnel, elles sont des récits en puissance. Elles sont vraies, elles sont réelles, en quelque sorte, parce qu’elles ont un nom, parce qu’une carte les authentifie.


Daguerréotype d'Emily Dickinson, 1846.

Le rapport trouble qu’Emily Dickinson entretient avec l’espace est guidé par la miniaturisation du monde. Sa maison, son jardin, sa chambre sont ses lieux de prédilection, espaces qui contiennent et multiplient tous les endroits, réels ou façonnés par l’imaginaire, qui sont dessinés sur la mappemonde :


« Le jardin est plus grand que toutes les galaxies réunies, qui ne peuvent contenir tant de fourmis, tant de fleurs, et de brins d’herbes. Il est l’univers entier, bordé au sud par la route principale, à l’est par la haie de pruche, à l’ouest par les Evergreens et au nord par des générations de Dickinson nés et enterrés sous cette terre, où le premier, Nathaniel, est arrivé en 1630 aux côtés de John Winthrop et de quelque sept cents autres puritains. »

Emily Dickinson se sent à la fois l’héritière et la gardienne d’un territoire fantasmé. Elle encadre son existence selon une géographie du souvenir, moins réel qu’imaginaire. Elle fait vivre, parfois intensément, ses environs. Le jardin est une légende, sa maison recèle d’infinis poèmes, son voisinage est l’horizon. Dans ce contexte, le voyage n’a aucune importance, puisque le monde entier se synthétise et s’exalte dans son expérience imaginaire.


Cette réflexion sur les pouvoirs de la géographie imaginaire est continuellement assimilée à l’exercice, au travail de la poésie, qui en est une sorte de conséquence irrésistible. La poésie, pour Emily Dickinson, est un art de l’atténuation et du resserrement.


Dans Les villes de papier, la narratrice s’interroge sur le bien-fondé d’aller visiter, in situ, la maison de la poétesse qui se cloîtrait. Là se rencontrent deux géographies incompatibles : celle de l’imagination, gigantesque et plurielle, puis celle, crue et monotone, de la réalité. Qu’est-ce que visiter, habiter un lieu ? Comment se le représente-t-on ? Faut-il aller sur les lieux pour en connaître le secret, la profondeur ? Toutes ces questions, en somme, convergent en une idée aussi fugace qu’éthérée : la poésie est ce qui existe en n’existant pas.


SOURCE : Dominique Fortier, Les villes de papier, Québec, Alto, 2018, p. 43, p. 94.

Photo du rédacteurAlex Bellemare

Dernière mise à jour : 2 nov. 2018

Dans Horizon Zero Dawn, le joueur personnifie Aloy, une jeune chasseuse d’animaux-machines, dont le mandat est de découvrir comment le monde civilisé et technologiquement avancé que nous connaissons aujourd’hui s’est fané jusqu’à une civilisation qui a tous les aspects de celle de l’âge de pierre.


Horizon Zero Dawn, Guerrilla Games, 2017.

Horizon Zero Dawn est un jeu vidéo s’inscrivant dans la plus pure tradition des ARPG (action role-playing game), qui présente un monde post-apocalyptique qui, a contrario des attentes conventionnellement générées par la dystopie, est verdoyant et fécond, riche en végétation et en paysages foisonnants. L’événement apocalyptique est, au début du jeu, laissé à l’état de spéculation : nous savons seulement que le monde connu s’est abîmé, que les survivants vivent de façon clanique, qu’ils manipulent des armes et des instruments de base (des lances, des arcs, des frondes), et qu’ils vénèrent une divinité nommée « All-Mother ».


Cette divinité, du moins pour la tribu des Nora, s’ancre dans la géographie : les membres du clan célèbrent et chérissent cette figure divine, qui prend l’aspect d’une montagne sacrée. On y dirige prières et demandes : All-Mother est le lieu d’origine, le degré zéro de l’existence, l’endroit qui a vu la vie éclore pour la première fois. Il y a partout, dans Horizon Zero Dawn, des traces de cette association entre géographie et spiritualité : le monde dans lequel on vit n’est pas qu’un contenant vide et insignifiant, mais un « être » avec lequel il convient d’être en harmonie et en constant dialogue.


À la façon des romans d’apprentissage, Horizon Zero Dawn commence par une naissance compliquée, dont les tenants et aboutissants apparaissent d’emblée orageux. Une jeune enfant, née dans une communauté aux conventions strictes et aux croyances passablement conservatrices, est confiée à un marginal, à un exclu qui doit en prendre soin jusqu’au jour du « Proving », sorte d’olympiades testant le courage des jeunes adultes les plus méritoires.


La trame narrative centrale, qui s’étale sur quelques dizaines d’heures, n’a rien de proprement original, dans la mesure où elle s’inspire, parfois lourdement, des stéréotypes du genre. Il faut donc mener la quête de l’héroïne à son terme : trouver le sens de notre naissance fantomatique. À cette histoire principale se greffe une série de quêtes connexes, que l’on pourrait compléter ou non sans que cela modifie (trop) l’intrigue de base.


Toutefois, cette intrigue est double, et se construit par effet de miroir : la quête d’Aloy consiste certes à découvrir ses origines, mais cet enjeu filial semble inextricablement lié au destin, sombre et funeste, de la Terre, alors en proie à une invasion d’animaux-machines qui, le plus souvent, sont hostiles et monstrueusement destructeurs. Parasites, ils le sont à la fois pour les humains (qu’ils pourchassent) et pour la nature (qu’ils exploitent pour se nourrir).


C’est par dévoilements successifs, par touches additionnées que la trame narrative est bâtie. Un peu à la manière des mécanismes employés dans les romans policiers, les renseignements sur notre propre identité sont vaporisés ici et là dans l’univers d’Horizon Zéro Dawn. Malgré d’inévitables moments d’exposition, l’intrigue n’est pas platement plaquée sur la jouabilité — comme cela est souvent le cas pour les ARPG, faisant du cadre narratif un passable obligé mais finalement négligeable —, elle est au contraire vécue, expérimentée par le joueur (qui comprend les secrets du nouvel ordre du monde en même temps qu’Aloy).


Matriarcat & féminisme. Mécanismes de l’exclusion


Disons d’abord quelques mots sur l’organisation tribale au sein de laquelle naît Aloy, mais de laquelle elle est vite exclue en raison de son absence de filiation. Aloy est apparue un jour, de façon apparemment inexplicable, pleurant et gigotant à l’intérieur de la montagne sacrée des Nora, tribu dont le mode d’organisation est matriarcal. Le fait qu’Aloy soit orpheline, sans lien direct avec la tribu sinon son lieu de naissance, accentue son altérité, et ce faisant son bannissement de la société. C’est la différence (de nature) qui fait ici dissension : le clan n’accepte que ses exacts semblables. C’est en des termes voisins que s’exprime l’un des concepteurs du jeu, John Gonzalez, en mettant l’accent sur le travail de la filiation dans la construction de la protagoniste :


« As we were exploring this world, as we were imagining the societies that would come into existence, one of the social orders that we wanted to explore was the matriarchy of this tribe. This ended up being an inspiration for Aloy's character. Because if you have a tribe for whom parenting and in particular motherhood — bringing forth life and nurturing it — is the holiest act, the most sacred act that someone can perform, then it would be uniquely painful to not know who your mother was or where you came from. »

Or il existe une ultime façon, dans la société des Nora, d’accéder au statut de membre à part entière : prouver sa valeur lors d’un concours d’habiletés (prioritairement physiques). Aloy (que le joueur contrôle) réussit — évidemment — toutes les prouesses exigées d’un guerrier intrépide, et triomphe au « Proving ». Cela, en s’attirant au passage les moqueries des uns et des autres, puisque Aloy est, dans cette compétition acharnée, doublement minoritaire : elle est une exclue et une femme.


Horizon Zero Dawn, Guerrilla Games, 2017.

Cette question de la féminité du personnage principal a engendré des discours pluriels : certains étant d’avis qu’il s’agissait d’un jeu vidéo proprement féministe, d’autres étant nettement plus critiques, spécifiant que la féminité d’Aloy est plus superficielle qu’appuyée. Sans insister outre mesure sur ces discours extérieurs, il convient de noter que les femmes, dans Horizon Zero Dawn, outre la vaillante protagoniste, n’ont pas toujours le beau rôle : elles sont des personnages secondaires et, quand elles occupent des fonctions plus importantes, elles sont souvent défaillantes. Bref, sans parler forcément de « féminisme de façade », il importe de constater que, même dans un futur lointain, les lois implacables de la dualité triomphent toujours : les valeurs déterminent si vous faites partie du groupe ou non ; la culture vous prête des habitudes genrées plus ou moins sclérosantes ; la politique établit des rivalités anciennes que nul ne comprend plus.


L’industrie du jeu vidéo, disons-le avec la majorité des critiques, est particulièrement misogyne, et les héroïnes sont le plus souvent des calques de fantasmes ou de fétiches de la femme fatale. Les héroïnes de jeux vidéo s’inscrivent généralement dans le concept des « filles en série », que développe Martine Delvaux :


« Les filles en série ne sont pas la mise en forme des filles telles qu’elles sont ; c’est une mise en forme des filles comme on souhaite qu’elles soient. »

Pour ce qui est d’Aloy, sa figuration se situe au croisement des filles en série et de la performance (décalée) des genres : les caractéristiques qu’on prête à l’héroïne sont celles qui sont le plus souvent associées à la masculinité dans les jeux vidéo — force, intelligence, bravoure. D’aucuns ont noté qu’Aloy n’était féminine qu’en surface. Si certains consommateurs ont argué qu’ils ne joueraient jamais à Horizon Zero Dawn en raison du genre de la protagoniste, d’autres l’ont peut-être trop mis de l’avant : Aloy reproduit et entretient beaucoup de stéréotypes de genre.


Plus généralement encore — et ce sera notre propos —, Aloy semble la seule dont le courage et l’intelligence conviennent au sérieux de la situation désastreuse dans laquelle l’humanité est plongée. Les machines menacent toutes les populations de l’extinction. Pourtant, les personnages rencontrés au fil de l’intrigue sont la plupart du temps des incapables, des couards ou des vilains impuissants, ce qui surdétermine l’héroïsme (déjà héroïque) de la protagoniste. Cette différence superlative de l’héroïne n’est pas due à une faiblesse du scénario, mais renvoie directement à la naissance même d’Aloy : elle est une femme technologiquement engendrée ; elle n’a de mère qu’une série de codes imprimés dans son ADN fabriqué de toutes pièces.


Horizon Zero Dawn, Guerrilla Games, 2017.

Une fois le « Proving » remporté, Aloy gagne le pouvoir de traverser les frontières d’un monde que la tribu maintient volontairement clos. La hiérarchie est sévère : seuls les chasseurs-cueilleurs de la tribu ont le droit de rôder près des camps sédentaires. Toute déambulation est sacrilège : seuls certains élus peuvent librement circuler hors de l’enceinte réconfortante des villages avoisinants. Désormais, Aloy fait partie de ceux-là : son affranchissement passe nécessairement par sa mobilité. Cette expérience nouvellement acquise du déplacement, toutefois, sera maintes fois contrainte par la rencontre d’animaux-machines extraordinairement féroces.


Animaux-machines & surveillance technologique


Au fur et à mesure que se décline l’histoire d’Horizon Zero Dawn, une certitude apparaît : le règne des animaux-machines est l’œuvre de l’humain et constitue une dérive à la fois prévisible et irrésistible. Le projet « Faro Plague », issu de divers programmes militaires, est initialement conçu comme un dispositif de surveillance et de pacification de masse, alors que des robots remplacent graduellement l’humain dans ses activités de coercition. Évidemment, comme la dystopie le laisse supposer, un grain s’est éventuellement glissé dans l’engrenage. Les machines, de plus en plus autonomes, de moins en moins diplomates, ont cessé d’obéir aux ordres, à leurs codes d’origine.


À quelques notions près, le projet « Faro Plague » réalise, de façon plutôt radicale, ce que Michel Foucault nomme la « société punitive » : dans l’avant-monde, celui où robots et humains coexistent dans une apparente harmonie, les animaux-machines ont pour mandat de punir les marginaux, et de maintenir captifs les individus déviants, les criminels et autres exclus du groupe. Le rôle des machines est de perpétuer l’ordre du monde, mais en déshumanisant les peines, en mécanisant les châtiments. Bref, entre de mauvaises mains (des politiques peu scrupuleux notamment), les robots deviennent des bourreaux en puissance, des armes de surveillance massive, et de destruction totale. Nous sommes toujours visibles ; nous ne sommes jamais à l’abri des regards du pouvoir en place. C’est ce que Michel Foucault nomme, dans un contexte de disciplinarisation des corps, des « observatoires », que nous pourrions dire mécaniques et mouvants dans Horizon Zero Dawn :


« L’exercice de la discipline suppose un dispositif qui contraigne par le jeu du regard ; un appareil où les techniques qui permettent de voir induisent des effets de pouvoir, et où, en retour, les moyens de coercition rendent clairement visibles ceux sur qui ils s’appliquent. »

Dans un jeu de chassé-croisé, cependant, les robots, d’abord utilisés comme des panoptiques ambulants, traquent la transgression pour devenir, à force de virus et de logiciels pirates, l’incarnation même de la déviance : ils sont devenus la menace.


Ainsi, le monde tel qu’on le connaît aujourd’hui s’est effacé peu à peu : les machines, capables désormais de se reproduire sans l’intervention de l’individu, exploitent la biomasse pour se maintenir « en vie », si bien qu’à un certain moment, les machines surclassent les humains en nombre, puis en puissance. Il ne reste plus qu’à attendre l’évanouissement du monde. La technologie aurait eu raison de la nature, de la Terre et de toutes les civilisations, si ce n’était du projet « Zero Dawn » de la scientifique Elisabeth Sobeck. Celle-ci crée, par le biais des biotechnologies, une intelligence artificielle nommée « Gaia » capable de reconstruire la Terre une fois détruite par les machines. Des générations plus tard, le protocole Gaia s’est mis en branle et a réinventé montagnes, rivières, faune et flore ; les humains qui peuplent la Terre des décennies après la catastrophe sont des êtres artificiellement créés, qui n’ont aucune mémoire de l’Histoire, ni des technologies d’avant.


Horizon Zero Dawn, Guerrilla Games, 2017.

C’est un thème récurrent de la science-fiction en général, et de la dystopie en particulier : l’univers de la technologie est à la fois oppression et libération. En un mot : un conflit, sempiternel, entre nature et culture, entre environnement et technologie. Dans Horizon Zero Dawn, dont le scénario emprunte d’ailleurs beaucoup au métarécit biblique (une élue descendue sur terre pour éclairer et mener ses semblables), la quête d’Aloy est de garantir la survivance de la civilisation, puisque les machines, de nouveau gangrenées par des virus, menacent encore le monde de l’hécatombe. Jamais le joueur n’a le choix de laisser gagner les machines (outre le fait, bien sûr, d’arrêter de jouer) : les humains doivent survivre à leur folie, coûte que coûte, peu importe leur acharnement à répéter les mêmes erreurs — tout le jeu dépend en effet de cet impératif. La vie humaine mérite d’être sauvée à tout prix. L’union entre monde naturel et monde humain est trop importante, trop essentielle pour qu’elle disparaisse en même temps que la Terre : cette union primordiale doit se perpétuer, quand bien même elle serait simulée technologiquement.


Il y a ici quelque chose de neuf dans le conflit (conventionnel pour la science-fiction) qui oppose l’humanité à son effacement anticipé : la Terre est devenue un être technologique, une intelligence artificielle ; bref, un subterfuge, un simulacre qu’Aloy tente de sauver d’une mort annoncée. Significativement, la préservation du monde est confiée à deux « entités » façonnées par autrui, et qui n’ont de réalité que dans leurs apparences : Gaia et Aloy sont des programmes biotechnologiques, conçus pour protéger l’humain de ses tares, pour prolonger une union toxique au-delà de sa date de péremption.


Paul Valéry, déjà au XXe siècle, signalait, en cristallisant une certaine anxiété de la fin, que « nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » ; avec Horizon Zero Dawn, la formule se métamorphose — les civilisations, grâce à la technologie, deviennent immortelles, au gré de toutes les pires catastrophes.


Entre nature & technologie : usages du monde


Aloy — cliché hollywoodien oblige — gagnera finalement son combat contre les machines ; et la Terre continuera artificiellement de s’épanouir jusqu’à une nouvelle dévastation créée par l’hubris des hommes. Hormis les animaux-machines, l’exemple sans doute le plus visible des dérives de la technologie, d’autres objets, dans Horizon Zero Dawn, permettent de penser l’humain et ses figures dans un monde post-apocalyptique. Au tout début du jeu, la protagoniste découvre un petit talisman, nommé « Focus », qui, lorsqu’elle le porte, lui permet de voir le monde dans une tout autre dimension.


Horizon Zero Dawn, Guerrilla Games, 2017.

Il y a, grâce au « Focus », superposition de mondes. Pour parler le langage courant, il s’agirait d’un objet générant une réalité augmentée : quand le « Focus » est actif, seul l’utilisateur peut voir le monde dans sa plus-value, avec des informations ajoutées. Le « Focus » décrit les faiblesses des machines environnantes, permet de retracer les pas d’individus disparus. C’est aussi par l’intermédiaire du « Focus » qu’Aloy communique avec le monde d’avant : elle peut ainsi lire des journaux ou des messages laissés par des humains pendant la catastrophe.


L’usage du « Focus » par Aloy l’exclut encore davantage de la norme ; elle est née sans parents, elle est un être biotechnologique, elle est une femme, elle utilise, en plus, des technologies que nul ne comprend, et que tous redoutent. La technologie, à cause des animaux-machines, est perçue négativement. Pourtant, Aloy est l’une des rares à percevoir l’aspect « humaniste » de la technologie, au sens de Peter Sloterdijk :


« On trouve dans le credo de l’humanisme la conviction que les hommes sont des “animaux sous influence”, et qu’il est par conséquent indispensable de les soumettre aux influences adéquates. L’étiquette “humanisme” évoque — sous un aspect faussement anodin — la bataille permanente pour l’être humain qui s’accomplit sous la forme d’une lutte entre les tendances qui bestialisent et celles qui apprivoisent. »

Ainsi, la technologie est une adaptation, ni plus ni moins nocive qu’une autre, dans la mesure où l’être humain n’a jamais d’autre choix, pour que la civilisation se maintienne en ordre, de préférer toutes les influences lui permettant d’échapper à sa « bestialité » fondamentale. C’est à cet impératif que souscrit apparemment Aloy : toutes les façons de s’améliorer, de se bonifier sont bonnes en soi, tant qu’il s’agisse, manichéisme oblige, de faire le bien. Aloy, qui est une biotechnologie, cherche constamment à se différencier des animaux, et de ses semblables : elle est l’incarnation paradigmatique de ce que devrait être un être humain, plus que ce qu’il est en réalité. C’est là l’œuvre de la technologie : donner de l’individu une image hyperbolique, inatteignable, en somme, sans l’heureux recours à différents mécanismes d’apprivoisement.


***


L’inquiétude selon laquelle le monde est en voie de disparition, prégnante dans les études environnementales, renvoie essentiellement à deux postulats. Le premier est écologique : le monde, qu’on exploite jusqu’à plus soif, est en déliquescence. Le second est lié aux finalités de l’Histoire : cette déréliction est irréversible. C’est effectivement ce que résume Catherine Larrère, en mentionnant que la crise environnementale (contemporaine) tire son origine d’une conscience que la nature n’est pas infinie :


« La crise environnementale, c’est d’abord la manifestation de choses qui, jusque-là, semblaient aller de soi […] : l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons […], tout cela semblait devoir être toujours là, ressources inépuisables sur lesquelles nous avions peu de pouvoir. La découverte que nous avions ce pouvoir fut, en même temps, celle de leur fragilité, et de la nécessité de s’en préoccuper. »

Dans Horizon Zero Dawn, cette perception que la Terre est en péril, que l’humanité est mise en danger existe, mais le monde dans lequel cette menace s’installe est moins catastrophiste que ce que laisse a priori supposer l’imaginaire de la dystopie et les mythologies de la fin. Après tout, outre Aloy qui sait de plus en plus comment le monde a originalement périclité, les autres individus du jeu sont parfaitement ignorants du « monde d’avant ». La présence des animaux-machines n’est pas inusitée ; on sait qu’ils existent depuis toujours, et qu’ils sont dangereux. Il reste que la géographie du jeu est à des années-lumières de la dystopie et de ses mondes dévastés, brisés et en pagaille.


Horizon Zero Dawn, Guerrilla Games, 2017.

Pour John Gonzalez, en effet, la géographie est définitoire, elle détermine l’ensemble des façons d’être et des manières de penser d’une communauté. Dans le cas d’Aloy, ce déterminisme géographique joue à plein dans son appréhension de la nature. Chasseuse par devoir, la protagoniste d’Horizon Zero Dawn est définie par le groupe auquel elle appartient (grâce à ses capacités physiques extra-humaines) :


« It has this idea that one's geography is destiny, in a way. The material conditions in which a group of people are living really determine the technologies that they're going to develop. We tried to use some of that in imagining these groups. »

Dans le cas d’Aloy, cette primauté de la chasse dans sa façon d’agir fixe chez elle un certain nombre de comportements : elle voit la nature comme un immense champ de bataille, comme une terre infiniment tiraillée par des querelles millénaires. Les animaux-machines, dont la forme renvoie autant à des espèces disparues (des dinosaures) que familières (des taureaux), sont d’emblée des ennemis, qu’elle peut ou bien tuer, ou bien reprogrammer pour s’en servir comme montures, afin de se déplacer plus rapidement d’un territoire à l’autre.


Il y a peu de différence, d’ailleurs, entre animaux-machines et animaux « ordinaires » (des sangliers, des dindes, des ratons) dans Horizon Zero Dawn : tuer permet d’acquérir différents matériaux (métal, os, bois), qu’Aloy utilise ensuite pour construire des armes, des munitions, pour brasser diverses potions d’énergie. La nature produit, Aloy dispense ; elle se sert de son environnement, elle le manipule et le transforme pour arriver à ses fins guerrières. Tout l’environnement est conçu selon cette logique martiale : ce qui importe en définitive, c’est de s’armer le plus efficacement possible, pour tuer toujours davantage, et mieux.


Déterminée par son milieu, Aloy reproduit, à l’échelle du monde, ce que sa communauté prescrit depuis ses origines : pour survivre, il faut s’acharner au combat, tuer, tuer de nouveau, tuer toujours. Il y a alors cyclicité autant du point de vue de l’Histoire (les biotechnologies permettent l’extinction puis la repopulation du monde) que de la Nature (on transforme les matières premières de l’environnement pour s’outiller, pour s’armer). Ce caractère cyclique renvoie par ailleurs à une logique réitérée de l'affrontement : survivre n’est jamais autre chose qu’une bataille, contre soi, contre la nature, contre les autres.


***


Dans Horizon Zero Dawn, l’idée, plusieurs fois reprise et véhiculée dans le discours ambiant, que nous serions dans une crise environnementale est plaquée sur un autre danger, celui de l’essor irrésistible des biotechnologies. Le genre de la dystopie, dans les jeux vidéo, permet souvent, entre autres choses, de penser l’avenir, de faire l’expérience fictionnelle du destin qui nous attend peut-être. L’un des nombreux attraits de ce jeu est de faire vivre au joueur à la fois la fin d’un monde et le début d’un autre, dans une perspective cyclique qui force l’interrogation : l’union entre humain et environnement est-elle si précieuse qu’on devrait la perpétuer au-delà de ce qui est « naturel » ? C’est là l’une des questions (à cheval entre la philosophie et l’écocritique) qu’Horizon Zero Dawn pose au joueur : la Terre est-elle bien une Terre si elle est façonnée par une intelligence artificielle ? La réponse (parcellaire) que le jeu apporte se trouve d’abord et surtout dans la jouabilité : la vie, selon un truisme bien connu, est toujours un combat.


SOURCES : Horizon Zero Dawn, Guerrilla Games, 2017.


Jessica Conditt, « Motherhood, Nature and Technology in ‘‘Horizon Zero Dawn’’ », article électronique, Engadget, 2017. URL : <https://www.engadget.com/2017/01/30/horizon-zero-dawn-gonzalez-interview-motherhood-nature-tech/>.


Martine Delvaux, Les filles en série. Des Barbies aux Pussy Riot, Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2013, p. 19.


Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2011 [1975], p. 201.


Catherine Larrère, Les philosophies de l’environnement, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Philosophies », 1997, p. 12.


Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits, 2000, p. 17.


Paul Valéry, « La crise de l’esprit », dans Variété I, Paris, Gallimard, 1924, p. 11.

© Alex Bellemare, tous droits réservés.

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