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Photo du rédacteurAlex Bellemare

Les « fake news » de Rétif de la Bretonne


Rétif de la Bretonne, portrait, (1734-1806).

Publié en 1781, le roman utopique de Rétif de la Bretonne, La Découverte australe par un homme volant, ou Le Dédale français, constitue l’une des dernières tentatives d’imaginer une civilisation parfaite dans les terres australes. En effet, les expéditions scientifiques, notamment menées par le capitaine anglais James Cook, ont permis de déconstruire un mythe durable de l’imaginaire géographique. Pendant longtemps, les antipodes étaient envisagés comme un gigantesque continent permettant d’équilibrer la mappemonde alors connue : on croyait, entre autres légendes colportées de génération en génération, que les territoires du sud étaient peuplés de géants anthropophages.


Frontispice, La Découverte australe, 1781.

C’est dans l’actualité de l’exploration que Rétif de la Bretonne situe son roman, qu’il qualifie par contre de « nouvelle très philosophique », concrétisant le double régime à l’oeuvre, mêlant affabulation merveilleuse et réflexion scientifique. Afin de se placer avantageusement dans la compétition acharnée de la découverte, Rétif ne se gêne pas pour inventer ce qu’aujourd’hui nous pourrions appeler des « faits alternatifs » :


« Cependant, honorable Lecteur, ne croyez pas que ce Navigateur célèbre [James Cook] soit mon Héros ! Non, non : Nous avons des découvertes plus nouvelles, & je me hâte de prendre date avant le retour du Capitaine Anglais. Car vous savez qu’il fait un troisième voyage dans les terres-australes, qui peut-être lui découvrira un Royaume entier de Français, entre le 00 & le 00 degrés de latitude-sud. »

Tiré de la préface, cet extrait est doublement mensonger. D’abord, Rétif contredate son ouvrage (en 1776 plutôt qu’en 1781), histoire de couper l’herbe sous le pied de James Cook, qui a réellement fait la circumnavigation des terres autrales au moment où notre auteur tient la plume. Ensuite, il reprend et donne crédit aux différentes rumeurs faisant du célèbre navigateur anglais un homme mort dans les pires circonstances qui soient :


« [James Cook] a été mangé en Février 1779, par des Sauvages du nord, & le Capitaine Clerke son Lieutenant achève le voyage ainsi que les découvertes. »

La fiction s’autorise ces décalages entre vérité factuelle et rumeur anecdotique, parce qu’elle joue à plein (surtout dans les récits de voyage imaginaires) sur la frontière qui sépare le vrai du faux. Utopiste, Rétif de la Bretonne l’est aussi dans sa façon d’envisager le réel et le fictionnel : la fiction unit plus qu’elle divise — elle est un laboratoire où la science comme l’histoire peuvent cohabiter et dialoguer.


SOURCE : Rétif de la Bretonne, La Découverte australe par un homme volant, ou Le Dédale français, t. 1, Imprimé à Leïpsick et se trouve à Paris, [s.é.], 1781, p. 13.

Photo du rédacteurAlex Bellemare

Dernière mise à jour : 26 sept. 2018

Prendre le bus des bécosses (scusez-la)




Tous les moyens de transport ne s’équivalent pas : certains sont rapides mais chers, d’autres lents et abordables. Dans Oss d’Audrée Wilhelmy, oubliez l’avion, la voiture ou, pire, la motocyclette : les déplacements se font à l’aide de toilettes, c’est-à-dire des petites maisons individuelles transformées, qui voguent au large du monde.


Voici comment est décrit ce moyen de locomotion pour le moins inusité, qui se situe, pour parler comme les architectes, entre la fonction esthétique (une création originale) et l'aspect purement utilitaire (une toilette) :


« C’est quelqu’un du village de Frimas — tu sais, dans le Nord — qui construit des maisons pas plus larges qu’un homme. On raconte qu’il en fabrique une pour chaque silhouette rencontrée, la peint en bleu, puis taille une drôle de fenêtre dans une forme qui fait penser à celui pour qui la cabane est construite. Comme il ne savait plus trop quoi en faire, il s’est mis à transformer ces cabanes en bécosses et à les louer. Apparemment que le bonhomme, il continue toujours d’en fabriquer. Les chantiers, les promoteurs, les cirques ambulants, tous n’utilisent que ces toilettes-là. Il y avait avant un réseau de bohémiens qui en avait fait une espèce d’entreprise de déplacement. On payait quelques sous, on s’installait dans sa bécosse et on atteignait l’endroit de son choix pour presque rien. Suffisait d’être patient. »

Presque gratuite, mais fortement odorante, cette façon de se déplacer n’a assurément pas le chic de la première classe, mais l’avantage, en quelque sorte, de l’intimité.


Cabane (à oiseau) La Bécosse, Bélanger & Martin(s).

Il est intéressant de constater que la micro-maison se dégrade en bécosse une fois l’euphorie de la création passée. La fonction qui lui est associée se modifie au gré du temps, malgré un espace qui, à l’inverse, reste le même. Les toilettes fabriquées sur mesure sont par ailleurs uniques, en cela qu’elles ont chacune une fenêtre sculptée dans la forme d’une personne différente, des inconnus rencontrés au gré du hasard. Ainsi, on ne voyage jamais tout à fait seul, mais accompagné d’une silhouette errante, qui veille sur le bon déroulement des choses.


SOURCE : Audrée Wilhelmy, Oss, Montréal, Leméac, 2011, p. 54.

Un hiver qui semble éternel oblige deux personnages, aux parcours contrastants, aux personnalités incompatibles, dans deux œuvres distinctes, à faire monde pendant un moment qui relève de la catastrophe. Réflexion sur l’univers du froid et de l’isolement.


Les catastrophes climatiques sont, dans les fictions contemporaines, un ressort dramatique de plus en plus exploité, parfois jusqu’à l’usure, pour des raisons qui tiennent à la fois de l’actualité (les questions environnementales, urgentes, sont de plus en plus à l’ordre du jour) et de la sérialité (ces fictions infiniment multipliées et populaires font réseau, ce qui crée des attentes génériques que d’autres productions culturelles viennent indéfiniment satisfaire).


Qu’il s’agisse d’installer un sentiment d’insécurité ou d’illustrer par l’imaginaire une fin depuis longtemps annoncée (dans les médias, dans la science, dans l’art), le désastre climatique, pour le dire vite, est particulièrement vendeur : il a la cote. Il prend souvent la forme d’un réchauffement extrême causant partout la débâcle, d’une série de tempêtes violentes et saccageuses ou d’une sécheresse érodant l’humanité de ses territoires. Parfois, l’événement catastrophique implique à l’inverse un refroidissement, une langueur terrible qui frappe la civilisation de plein fouet. C’est dans l’imaginaire du Nord — et plus spécifiquement celui de l’hiver ininterrompu — que s’ancre Le poids de la neige de Christian Guay-Poliquin. Sans toujours éviter les nombreux clichés du genre postapocalyptique (l’héroïsme tranquille du narrateur est parfois lourd), le plus récent roman de l’auteur du Fil des kilomètres est néanmoins emblématique des représentations propres au monde du froid et de l'hiver : la blancheur, le vide et la désolation sont autant de signes, diversement déclinés, qui forgent cet imaginaire nordique.


Divisé en sept parties d’inégale ampleur, le roman de Christian Guay-Poliquin fonctionne selon un compte à rebours mesurant l’envergure de la catastrophe inexpliquée, à petites bouffées de froid, à petite dose de désarroi. Chaque chapitre, généralement court et narré à la première personne, est affublé d’un chiffre, qui renvoie à l’épaisseur de le neige qui s’amoncelle sans relâche. Que se passe-t-il, dans Le poids de la neige ? Un événement d’ordre climatique, qui demeure de l’ordre de la spéculation et de la rumeur, engendre une panne d’électricité généralisée ; les routes deviennent impraticables ; les vivres se raréfient ; les comportements des uns et des autres se métamorphosent ; la société se paralyse. C’est dans ce contexte que deux individus que tout éloigne atterrissent dans un village au bord de l’alarme ; l’un à cause d’un accident de voiture, l’autre à cause des routes infranchissables, ensevelies sous la neige. Les deux personnages alors en mouvement s’arrêtent de force, à cause de l’hiver qui prend tout l’espace.


Chemin d'hiver, Jean-Paul Riopelle, 1973.

On ne saura presque rien de l’événement-zéro : c’est un choix narratif plusieurs fois salué dans ces fictions de la catastrophe. Cela a l’avantage (non négligeable) de mettre en lumière l’individu confronté à un monde en dissolution, plutôt que de s’attacher trop longuement à l’extraordinaire, parfois sensationnaliste, de l’événement suscitant le drame. Dans Le poids de la neige, cette stratégie du silence est pleinement mobilisée, au point de créer un huis clos faisant de la véranda que les deux naufragés du froid occupent un personnage-paysage. En cela, en dépit de l’habillage climatique, la focalisation du récit est beaucoup plus humaine que sociale : ce sont des individus, d’abord et avant tout, qui font l’expérience de la froidure qui n’en finit plus.


Le corps-caméra : perspectives de la gelure


Le narrateur du Poids de la neige est un corps (quasiment) mort : il survit in extremis à un accident de voiture, qui le laisse passablement meurtri. Sa longue réhabilitation (ses jambes sont presque broyées par le choc de la tôle) est confiée à Matthias, qui est resté pris au village à l’orée de la tempête-catastrophe. On les place dans une maison inhabitée, en marge du village : l’éclopé et l’étranger sont spatialement exclus du village, dont ils recevront des nouvelles de façon périodique. Soit quelques villageois viennent les visiter ; soit Matthias, fringant malgré son âge plutôt avancé, affronte l’hiver permanent en se rendant au village. Cette spatialité centripète ancre la véranda au cœur du récit ; tout se qui se passe autour est, ainsi, plus ou moins superficiel, dans la mesure où la catastrophe a ceci de singulier qu’elle rétrécit l’espace.


Le narrateur est non seulement un corps (quasiment) mort, mais il est, du moins pour une partie de l’intrigue, muet comme la neige : son silence réfléchit d’ailleurs son immobilisme. Dans cette posture (il est meurtri, il n’adresse pas la parole à son compagnon d’infortune, il passe l’essentiel de son temps couché à regarder par la fenêtre), le narrateur devient un corps-caméra : il emmagasine, il enregistre, il collige.


La première partie du Poids de la neige est massivement traversée par la description : on contemple les ravages de la tempête qui ne s’arrête plus, de l’hiver qui s’éternise, depuis le point de vue, immobile et cadré par la fenêtre de la véranda, du narrateur alité. L’hiver, la chanson est archiconnue, symbolise la mort, le silence, le noir ; c’est en quelque sorte l’inverse, l’antithèse de la vie qui va. C’est manifestement l’une des lignes de force du narrateur, qui décrit, avec insistance et circonspection, le paysage qu’il voit depuis sa petite fenêtre, le tout à travers sa longue-vue. La pratique descriptive du narrateur a deux orientations majeures : la contemplation et l’animalisation. Le paysage est à la fois une beauté et une menace, une œuvre esthétique et un possible trépas.


Habitations sur la colline, Marc-Aurèle de Foy, 1913.

Le paysage est d’abord un lieu qui suscite la pensée errante, la comparaison, l’émerveillement devant une force qui transcende l’entendement. Le paysage hivernal, dans Le poids de la neige, est plastique, puisqu’il renvoie à toutes sortes de situations d’isolement. Le narrateur mobilise à plusieurs reprises le motif du bateau (pris en pleine tempête), qui est l’image qui caractérise le mieux l’expérience de la solitude et de la dépossession :


« Quand on regarde par la fenêtre, on dirait qu’on est en pleine mer. Partout, le vent a soulevé d’immenses lames de neige qui se sont figées au moment même où elles allaient déferler sur nous. » (p. 110)

La blancheur du paysage hivernal est, d’une certaine manière, un canevas vide sur lequel il devient possible d’appliquer une infinité d’images ou d’émotions. Le topos du bateau est également convoqué à quelques reprises, notamment pour comparer une expédition depuis le village jusqu'à la ville à l’arche de Noé :


« avec le minibus, vous auriez dû voir ça, cet engin, ça flottait sur la neige, on aurait dit, on aurait dit un bateau, comme dans la bible. » (p. 180)

Cette expédition — qui était plutôt une tentative d’évasion — ne reviendra jamais. Ainsi, il y a dans le Nord, dans l’expérience violente et réitérée du froid, un appel à la survie, à l’urgence de faire mémoire et de laisser une trace. Sans cette volonté de conservation (de soi, des autres, du patrimoine), la survie n'a aucun sens.


La pratique descriptive du narrateur qui, blessé et incapable de se mouvoir, en vient à décrire mécaniquement tout ce qu’il observe depuis son lit contraste nettement avec la pratique lectoriale de son colocataire improvisé, Matthias, qui dévore différents livres au fil de l’intrigue. Ces deux façons d’affronter le froid (l’un par la description, l’autre par la lecture) sont palliatives ; elles permettent de donner un sens à l’inexplicable de la catastrophe. Malgré cette disparité dans les moyens, la fin, elle, demeure la même : « [l]es histoires se répètent » (p. 108), affirme Matthias qui, pessimiste sans doute, finit par dire que « nous savons qu’on ne peut jamais fuir ce qui nous échoit » (p. 109). Le contact direct avec le monde comme la fuite dans les livres produisent le même sentiment d’inconfort, de détresse : l’hiver est plus fort que tout.


Le paysage est aussi un danger : c’est un prédateur qui engouffre tout sur son terrible passage. La neige, la glace, la pluie, tous les éléments sont porteurs d’une menace :


« En fait, les gouttes d’eau semblent être attirées par notre présence, par notre odeur, par notre chaleur. Elles fondent sur nous avec l’instinct des grands carnassiers qui ont dans leurs veines le souvenir immémorial de leurs ancêtres encerclant méthodiquement leurs proies avant de les dévorer. » (p. 183-184)

Les exemples de ce type sont infiniment multipliables (le narrateur décrivant presque systématiquement le paysage par le recours à l’animalisation — les éléments de la nature sont un continuel péril). Cette tendance lourde de faire du paysage un prédateur illustre à l’inverse le statut de victime du narrateur. Les êtres humains, devant les affres du climat, sont des proies faciles, des bêtes que l’on peut aisément supprimer. Dans ce combat qui apparaît perdu d’avance, l’humain ne peut que s’acharner à survivre, en dépit de ses maigres chances.


Grandeurs du climat, misères de l’humain


La catastrophe climatique, nous l’avons dit, a pour principale conséquence l’immobilisme des protagonistes : ils sont réduits à l’état d’attente. Quand l’hiver finira-t-il, s’il s’achève un jour ? Quand sera-t-il possible de partir ? Ainsi, ce sont des migrants stoppés dans leur quête qu’on nous présente et décrit. La catastrophe arrête le temps et fige l’espace. C’est quand la sédentarité forcée devient intolérable que Matthias et le narrateur se mettent finalement en mouvement (au-delà des passages obligés au village pour récupérer des vivres, pour refaire le plein de civilisation) : Matthias veut retrouver sa femme, en ville ; le narrateur, rêvant à sa famille évacuée, souhaite la retrouver dans une forêt à proximité du village.


Matthias a perdu sa femme et le goût de vivre ; la fin de l’hiver n’arrivant pas, il cherche par tous les moyens à prendre la route. Quitter le village pour gagner la ville est une idée fixe : la mobilité est une preuve de vie. De la même façon, le narrateur, qui regagne au courant de l’hiver l’usage de ses jambes, planifie à plusieurs reprises son proche départ pour la forêt. La coopération entre les deux protagonistes tient à l’idée que l’hiver aura une fin ; quand cela devient de moins en moins un horizon possible, quand le règne de l’hiver semble être là pour rester, l’urgence défait et contraint les amitiés.


L’appel de la route : dans les fictions climatiques, le huis clos initial se désagrège souvent en fuite effrénée, comme si l’être humain avait de gravée, dans son système nerveux, une tolérance limite face à l’isolement. Le froid complique évidemment les déplacements, les rendant même, en quelque sorte, futiles : il ne sert à rien de fuir ce qu’il est impossible de distancier. Mais pris, gelés dans un village enseveli qui prend avec le temps l’aspect d’un Nord dangereux, les protagonistes du Poids de la neige n’envisagent plus la possibilité de l’immobilisme. Il y a donc, chez Christian Guay-Poliquin, un alliage délibéré entre représentation du Nord et imaginaire de la catastrophe. Comme l’explique Daniel Chartier, le Nord est un concept malléable et mouvant :


« Le Nord est un système discursif appliqué par convention à un territoire particulier, mais qui se détermine davantage en schémas et modes narratifs, figures et renvois intertextuels qu’en reflet d’un référent géographique. »

Dans Le poids de la neige, on remarque effectivement un entremêlement de l’idée (conventionnelle) du Nord et de l’expérience (singulière) de la catastrophe. C’est sans doute la figure de la maison, lieu de rapprochement par excellence entre Matthias et le narrateur, qui incarne le mieux cette association. En effet, plus l’intrigue se déplie, plus la maison qui est le décor principal du roman se désagrège, implose tranquillement, cède sous la pression de la neige. Les occupants la détruisent d’ailleurs eux-mêmes, petit à petit : les planchers, les portes, les murs servent graduellement de bois de chauffage.


Cependant, à mesure qu’on désassemble la maison, la solidarité (entre les deux amis, mais aussi entre les éléments de la nature et les espaces construits) se décompose. C’est le paysage, c’est le froid, la neige et l’hiver qui, désormais, avalent tout : la civilisation tourne alors au blanc, au vide.


Survie & désolation : petite poétique de l’entraide


La notion de proximité forcée suscitée par la catastrophe — le destin de Matthias et du narrateur sont liés par la force des circonstances — connaît, dans les fictions climatiques, deux axes principaux : celui du huis clos (comme dans Le poids de la neige) et celui qu’on pourrait nommer, faute de mieux, de l’utopie, alors qu’une société miniaturisée se met graduellement en place, avec son ordre, ses règles, ses enjeux propres.


Temps mort, Babel films, 2009-2012.

C’est exactement cette voie qu’explore la web série Temps mort (2009-2012), qui hybride huis clos et société recréée. Distribuée sur trois saisons, la web série présente un monde déboussolé, dont le climat change drastiquement. Une tempête de neige, qui s’annonce banale, se transfigure bientôt en cataclysme : le monde tel qu’on le connaît disparaît dans la gelure perpétuelle.


Chacune des trois saisons est coiffée d’un titre pour le moins révélateur et programmatique : « L’hiver éternel », « Sur la route » et « La communauté » sont autant de moments charnières dans la migration du personnage principal, Joël, qui commence sa quête depuis Rouyn pour descendre, inexorablement, vers le Sud. Le froid est d’emblée conçu comme un désastre, comme un inconvénient insurmontable : il faut fuir, coûte que coûte. Survivre dans la glace n’est pas une option : la catastrophe implique, dans sa définition même, un déplacement, un exil.


Trois éléments, qui coïncident grosso modo avec chacune des saisons, structurent l’imaginaire du froid, dans Temps mort : la mémoire, le déplacement, la solidarité. La saison 1 s’ouvre sur une narration, en voix hors champ, qui reprend les notes prises par Joël, qu’il inscrit scrupuleusement dans un carnet, signe visible d’une mémoire en acte. Le générique de la web série utilise d’ailleurs ces fragments de billets pour illustrer, à rebours de tout sensationnalisme, la débâcle environnementale. L’acte d’écriture, qui a priori peut apparaître secondaire dans un monde qui semble sur sa fin, est une façon de donner sens, de donner une épaisseur à l’expérience du froid et de la solitude. Dans toute catastrophe, le témoignage est une force motrice : cela permet à la fois de colliger le présent et de se souvenir de l’avant. Dans Temps mort, le narrateur hésite continuellement entre ces deux ordres temporels : le futur étant compromis, à plus ou moins long terme, il faut se concentrer sur l’urgence du présent — ce qui n’empêche pas une forme marquée de nostalgie.



Temps mort, Babel films, 2009-2012.

La nostalgie est cependant équilibrée par la présence de l’autre : c’est en découvrant une marcheuse égarée, près d’où il logeait, que Joël imagine l’avenir et de nouveaux possibles. Blessée, elle prendra un certain temps à reprendre des forces. Ensemble, Joël et Chloé entreprennent une longue dérive, dans l’idée que d’autres survivants sont peut-être cachés ailleurs. C’est une constante du genre postapocalyptique : se déplacer est une forme d’action qui connote l’espoir et la possibilité de la survie. Se mobiliser, se mettre en marche, c’est un rapport au monde, et à la nature, qui renvoie à l’optimisme. Devenus des explorateurs forcés, Joël et Chloé sont, parfois bien malgré eux, des découvreurs : ils sont sans cesse confrontés à l’extraordinaire d’un monde reformé et défiguré par le froid. La migration construit l’individu, il détermine des valeurs neuves. Chaque fois qu’ils rencontrent un « étranger », les marcheurs du Nord éternel sont mis en face d’un questionnement (devenu routinier) : doit-on faire confiance à l’autre ? Est-ce qu’il convient de l’aider ? Le froid rapproche et affermit les liens. Dans Temps mort, le froid est autant une force d’attraction qu’une menace dangereuse.


La question de la communauté occupe, bien sûr, l’essentiel de la saison 3. D’une certaine façon, le point culminant de la migration est double : il s’agit à la fois d’une quête individuelle (une manière de donner un sens à son existence) et collective (une entreprise de réhumanisation du monde, postcatastrophe). Dans un monde qui est forcément réduit et carencé, débarrassé des contraintes et des institutions de la vie courante, la société est à refaire. C’est dans ce contexte de renouvellement que la collectivité s’établit, se définit petit à petit. Joël et Chloé font la rencontre d’une communauté, aux lois strictes, au contrôle rigoureux, dont l’existence même repose sur la crainte de vivre « en sauvages ». La communauté est plus forte que la somme de ses membres : il s’agit de travailler en groupe, afin de multiplier ses chances de survie. C’est ce qui pousse le narrateur à persister malgré l’infortune : vivre pour les autres, avec les autres, en dépit des autres. La saison 3 est, à ce propos, presque exclusivement intérieure. Le spectateur observe une communauté se définir depuis son « dedans », éclater, puis se reconstruire.


Le cliché conclusif, dans les fictions (catastrophiques) du Nord, est souvent l’arrivée du printemps, qui met un point final à l’aventure. Dans Le poids de la neige, ce sont les chiffres qui introduisent les fragments qui diminuent graduellement ; la neige se changeant en pluie. Dans Temps mort, c’est la vue de la verdure, à l’horizon d’une route infinie, qui clôt la migration vers le Sud. Le narrateur l’explique en des termes immédiatement intelligibles :


« On a la chance de recommencer à zéro, de raconter notre histoire, l’histoire d’un temps mort. C’est un moment entre la fin d’un monde, et le début d’un autre. Qu’est-ce qu’il s’est passé au jour zéro ? Sincèrement, je m’en fous, parce que ce n’est pas ça qui est important. Il paraît que mon pays c’est l’hiver, mais c’est aussi le printemps. On l’attendait, c’était à nous de le trouver. C’était à nous de croire qu’il existait. Notre printemps. »

Le froid, ainsi va la ritournelle, ne s’expérimente qu’en comparaison avec le chaud. Les représentations du Nord sont en effet souvent prises dans cette structure binaire. Le froid est conçu comme une épreuve temporaire, qui fait sortir le meilleur dans l’individu. Il est le contraste absolu. Il est un moule dans lequel se détermine l’individu qui espère toujours s’affranchir de l’emprise du Nord.


***


Dans Le poids de la neige comme dans Temps mort, l’imaginaire du froid est davantage qu’un procédé dramatique. Il permet, certes, des situations que la vie normale empêche, mais il s’agit surtout de sonder les liens entre humains et environnement. La catastrophe climatique est une façon d’aboutir au point zéro de l’existence : il dénude les relations, il dévoile les tempéraments. Le plus souvent, l’expérience de la désolation, du glacial et de la solitude concorde avec une expérience directe de soi : le climat reflète et réorganise l’intériorité.


SOURCES : Daniel Chartier, « Au Nord et au large. Représentation du Nord et formes narratives », dans Joël Bouchard, Daniel Chartier et Amélie Nadeau (dir.), Problématiques de l’imaginaire du Nord en littérature, cinéma et arts visuels, Université du Québec à Montréal, Département d’études littéraires, coll. « Figura », 2004, p. 10.


Christian Guay-Poliquin, Le poids de la neige, Chicoutimi, La Peuplade, 2016.


Temps mort, web série, Babel films, 2009-2012.

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