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Photo du rédacteurAlex Bellemare

Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es

Descriptio terræ subaustralis, Petrus Bertius, 1616.

En terre d’utopie, les citoyens idéalement constitués sont, plutôt souvent, adeptes du végétarisme. Dans La Terre australe connue (1676), une fiction utopique du protestant Gabriel de Foigny, les habitants parfaits qui habitent l’Australie imaginaire — des hermaphrodites géants et dépressifs — sont végétariens, non parce qu’ils respectent scrupuleusement les droits des animaux, mais bien parce qu’ils les méprisent jusqu’à la moelle. Ils ne peuvent même concevoir que des humains normalement conçus puissent manger de la chair, et cela pour sept raisons :


« 1. que cette viande ne peut compatir avec l’humanité, qui est éloignée de la cruauté. 2. que la viande des animaux ayant beaucoup de rapport avec celles des hommes, celuy qui peut manger de la chair de ceux la, mangera sans difficulté la chair de ceuxci. 3. Ils croyent que la digestion en est trop dangereuse, & qu’on ne peut manger la chair d’un animal, sans se revêtir de ses inclinations. 4. Ils sont persuadez que la chair d’une brute est tellement modifiée à cette brute, qu’elle ne peut servir à la composition d’une autre, qu’elle ne luy ressemble, & qu’on ne deviennent brute à proportion qu’on s’unit à la chair de la bête. Ce mot de bête les rebutte tant, qu’ils souffriroient plûtôt de n’être pas, que de communiquer de la sorte avec elle. 6. Ils ne savent ce que c’est qu’allumer du feu pour cuisiner. 7. Enfin l’antipatie est entiere entre eux & la bête, & si un Australien avoit mangé de la chair d’une bête, il croiroit devenir bête. »

Dans cette utopie classique du XVIIe siècle, la viande a une connotation négative, dans la mesure où consommer des animaux déprave, dégénère l’individu : cela l’ensauvage et le dégrade jusqu’à sa pire nature. Pour rester pur et honnête hermaphrodite, il vaut mieux, dans l’Australie fantasmée par Foigny, manger quelques bouchées du fruit universel, seule nourriture que les Australiens daignent avaler. Dans l’imaginaire hermaphrodite, manger tient de l’union ; le végétarisme est un bouclier, une protection contre l’avilissement de la chair animale.


Pythagore prônant le végétarisme, Pierre Paul Rubens, 1618-1620.

Dans Le Naufrage des Îles flottantes, ou la Basiliade du célèbre Pilpai (1753) d’Étienne-Gabriel Morelly, les citoyens peuplant la civilisation parfaite sont végétariens eux aussi, mais parce qu’ils s’imaginent entretenir avec l’environnement une relation de parfaite harmonie :


« Cette Nation douce, & vraiment humaine, ignoroit aussi l’usage féroce de se nourrir de la chair des animaux : ils ne firent jamais couler dans leurs veines, avec les funestes principes de corruption & de mort, cet esprit furieux qui anime l’homme contre l’homme même. »

Dans l’ordre symbolique de La Basiliade, le bonheur humain n’est pas le produit de l’homme, mais celui du cosmos. La perfection n’est jamais l’oeuvre de l’individu : c’est la nature qui en est la force motrice. Pour ne pas défaire cet équilibre remarquable et incomparable, il vaut mieux laisser les animaux vaquer à leurs occupations.


Frontispice, La Basiliade, 1753.

Ces deux conceptions du végétarisme, qui ont pourtant des justifications distinctes, ont en partage l’idée d’une relation primordiale entre l’individu et son environnement immédiat. Dans la pensée utopique, il est impensable d’imaginer le bonheur et le devenir de l’individu sans une réflexion qui passe d’abord par le filtre de la nature, de l’environnement, du monde dans lequel on évolue.


Fantaisiste ou absurde, l’utopie est une forme de réflexion décalée : elle permet d’interroger, par l’intermédiaire de la fiction, nos façons d’être et nos manières de penser. Il s’agit en effet, dans la plupart de ces textes, de produire une théorie anthropologique dont le fondement serait le contact avec la nature. La question du végétarisme s’inscrit dans cette réflexion au long cours sur les liens entre monde et individu ; dans l’utopie, même quand l’humain s’imagine tout-puissant, il envisage cette suprématie consciemment, en dialogue avec son environnement.


SOURCES : Gabriel de Foigny, La Terre australe connue (édit. Pierre Ronzeaud), Paris, Société des textes français modernes, 1990 [1676], p. 178.


Étienne-Gabriel Morelly, Le Naufrage des Îles flottantes, ou la Basiliade du célèbre Pilpai, t. 1, Messine [Paris], Société de libraires, 1753, p. 9.

Photo du rédacteurAlex Bellemare

Dernière mise à jour : 1 sept. 2018

Thomas More & l’exploitation de Mars

Gravure d'Ambrosius Holbein, 1518.

L’oeuvre matricielle L’Utopie, publiée en latin par le juriste anglais Thomas More en 1516, est d’abord et surtout célèbre pour son titre, qui s’est, au fil des siècles, figé en nom commun dans l’imaginaire collectif. Une utopie, ce serait quelque chose de chimérique, d’impossible, d’irréalisable. Qualifier un projet d’utopique est, d’ailleurs, rarement un gage de succès. L’utopie se situerait dans l’ordre du rêve et de l’imagination, bien plus que dans le réel et le concret des choses. Cela signifie-t-il pour autant que tout se qui est placé sous l’égide de l’utopie est forcément invraisemblable ?


Crédits photo : NASA.

Certains scientifiques pensent en effet que la terraformation — une entreprise consistant à modifier les caractéristiques (climatiques, environnementales, géophysiques) d’une planète pour imiter au plus près celles de la Terre — est un rêve réservé pour les amateurs ahuris de science-fiction. Récemment, la question de la terraformation de Mars a alimenté les discussions et a voyagé dans les discours. En entrevue au Late Show with Stephen Colbert, Elon Musk, le patron excentrique de SpaceX, affirmait qu’il souhaitait rendre l’atmosphère de Mars comparable à celle de la Terre en causant une série d’explosions thermonucléaires. En clair, lancer des bombes sur Mars pour changer ses caractéristiques géophysiques, rien de moins. D’autres pensent toutefois que cette méthode est insuffisante et carencée, puisque les technologies actuelles sont toujours incapables de reconstruire convenablement l’atmosphère martienne.


La science-fiction martienne a rapidement fait sienne cette manière de penser le remodelage de ce territoire extraterrestre. Pensons au film The Martian de Ridley Scott, à la récente série de romans Red Rising de Pierce Brown ou encore à la série télé The Expanse. L’historien des représentations peut effectivement s’intéresser à la question de la terraformation de Mars sans être particulièrement versé dans ses implications proprement scientifiques. Pourquoi ? Essentiellement parce que le geste bâtisseur au fondement de la terraformation de Mars rappelle beaucoup celui qui est généralement nécessaire pour qu’une civilisation parfaite (bien qu’imaginaire) s’institue et prospère.


Dans le texte de Thomas More, un récit de voyage divisé en deux livres complémentaires, l’un discutant des tares de la société anglaise de l’époque, l’autre présentant une société (idéale) de substitution, la fondation de la cité parfaite est introduite par un geste géophysique fondateur. Le bâtisseur et guerrier Utopus colonise une « foule ignorante et rustique », peuple qu’il vient de conquérir par la force. Sa première décision, celle qui détermine en quelque sorte le devenir de la société idéale, est d’enclaver l’île nouvellement conquise :


« Après les avoir vaincus à la première rencontre, Utopus décida de couper un isthme de quinze milles qui rattachait la terre au continent et fit en sorte que la mer l’entourât de tous côtés. Il mit les habitants à la besogne, et il leur adjoignit ses soldats, pour éviter qu’ils ne considèrent ce travail comme une corvée humiliante. Réparti entre un si grand nombre d’ouvriers, l’ouvrage fut accompli en un temps incroyablement court, si bien que les voisins, qui avaient commencé par en railler la témérité, furent frappés d’admiration et aussi d’effort à la vue du résultat. »

Thomas More par Hans Holbein le Jeune, 1527.

La « terraformation » d’Utopie est certes une façon d’isoler la société parfaite face aux menaces extérieures, mais renvoie aussi à l’orgueil démesuré du souverain : c’est en travaillant la géographie, c’est en brisant la terre qu’on « construit » une civilisation autrement impossible dans le monde naturel.


Dans le cas de Mars, cependant, la terraformation engendre quelques questionnements autrement plus problématiques, centrés entre autres sur l’éthique et l’humanisme, dans la mesure où il s’agit bien plus d’un programme possiblement applicable que d’une pure fiction.


D’abord, il est intéressant de remarquer que les solutions technologiques généralement proposées pour rendre Mars habitable sont des adaptations radicales du phénomène du réchauffement climatique. En effet, c’est en modifiant la composition de l’atmosphère, c’est en accélérant certains phénomènes naturels (qui sont devenus critiques sur Terre), qu’on pourrait éventuellement atteindre une atmosphère favorable à la vie humaine.


Ensuite, il convient de souligner que la terraformation de Mars s’inscrit dans une conception de l’humain tout-puissant. C’est en manipulant des technologies puis en façonnant des planètes qu’on parviendrait à faire triompher l’humanité au-delà de ses possibles. Les façons d’intervenir sur l’atmosphère de Mars pourraient également détruire d’éventuelles formes de vie toujours inconnues de l’humain. Mais il s’agit surtout, dans la perspective de la terraformation, de changer, d’adapter le territoire pour que l’humain puisse s’y perpétuer coûte que coûte.


Le contraire de la terraformation pourrait se rencontrer, en quelque sorte, dans ce qu’on nomme ailleurs le « transhumanisme », c’est-à-dire l’ensemble des moyens (scientifiques et techniques) pour adapter l’humain à ses différents environnements de vie. L’adaptation est ici tout à fait renversée : c’est l’humain qui doit désormais se métamorphoser pour qu’il puisse vivre et évoluer dans le monde tel qu’il va.


Ce qui est remarquable, dans ce parallèle entre Thomas More et Elon Musk que plusieurs siècles séparent, est la transformation d’une attitude jugée par la plupart négative (la destruction du territoire d’une part et l’accélération des changements climatiques de l’autre) en pure occasion d’exploitation. C’est ce qu’on pourrait nommer ici, faute de mieux, l’impérialisme géographique.


SOURCE : Thomas More, L’Utopie, Paris, GF Flammarion, 1987 [1516], p. 138.

Photo du rédacteurAlex Bellemare

La grosse lune d’à côté n’est pas enceinte


Les écrivains, l’air est connu, affectionnent les débuts de roman en forme de bulletin météo (à ce propos, je vous suggère de lire l’excellente série de billets de Luc Jodoin sur l’art consommé de l’association température/incipit). Certains auteurs utilisent le temps qu’il fait comme un marqueur instantané d’ambiance ; d’autres, pour insister sur la symbolique (matérielle ou physique) d’une action.


Chez Catherine Mavrikakis, le début d’Oscar de Profundis, écrit sur le mode de la prophétie d’un désastre annoncé, a quelque chose d’une fin inévitable :


« Cette nuit-là, la Lune grosse, blafarde, s’était encore éloignée de la Terre. Son refroidissement s’était vraisemblablement accusé. Elle semblait grelotter dans le ciel éteint. Depuis des années, les planètes prenaient leurs distances. Dans leur course, elles accentuaient un écart de plus en plus évident, comme si l’ici-bas ne séduisait plus l’immensité cosmique. Les jeunes étoiles avaient disparu. En catimini, les astres foutaient le camp. Les corps célestes répugnaient à s’approcher de la vieille croûte terrestre. Au loin, ils formaient un nuage de poussière sculptées, vagues et fières. Seul le soleil venait encore flirter lourdement avec l’horizon, tout en le menaçant d’un viol prochain, terrible, et d’ardeurs infernales. »

Le climat est ainsi doté d’une conscience proche du rebelle, du marginal, voire de l’intransigeant : « [e]n catimini » ; « [les astres] foutaient le camp » ; « les corps célestes répugnaient à s’approcher ». Le portrait d’ouverture est également brodé sur le motif de la séduction déçue, à la fois triste et acharnée : « comme si l’ici-bas ne séduisait plus l’immensité cosmique » ; « [s]eul le soleil venait encore flirter lourdement avec l’horizon, tout en le menaçant d’un viol prochain, terrible, et d’ardeurs infernales ».


Jill Pelto, Climate Change Data, 2015.

La logique qui prévaut, dans cet incipit qui reflète la fin, est celle d’un amour distant et déchu, d’un divorce programmé entre la planète bleue et les forces cosmiques : « la Terre était abandonnée du ciel » ; elle se lamente, elle tremble. Bref, la Terre ne va pas pour le mieux, cela est net.


Dans l’excellent Oscar de Profundis, le bulletin météo sur lequel s’ouvre le roman définit une échéance, une catastrophe qui est plus proche et moins romanesque qu’il n’y paraît. C’est en donnant vie au climat (par le procédé de l’anthropomorphisme, version climatique) qu’on exprime peut-être le mieux la mort prochaine de la Terre.


SOURCE : Catherine Mavrikakis, Oscar de Profundis, Montréal, Héliotrope, 2016, p. 9-10.

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