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Photo du rédacteurAlex Bellemare

Dernière mise à jour : 24 août 2018

Un guerrier errant à la recherche d’un paradis perdu : tel est l’enjeu géographique de la série télévisée Into the Badlands.

Into the Badlands, AMC, 2015-...

La série télévisée Into the Badlands, produit original de la chaîne AMC — qui est notamment responsable des succès Mad Men et The Walking Dead —, mélange savamment fiction de la catastrophe, héroïsme à la façon occidentale et combats spectaculaires d’arts martiaux. Couleurs saturées, rythme haletant et affrontements épiques à l’épée sont parmi les éléments qui créent l’ambiance exaltée de l’ensemble : on ne regarde pas Into the Badlands pour ses dialogues bien ficelés, cela est bien clair.


La série présente un monde en ruines, ravagé par des guerres immémoriales ayant détruit l’essentiel des ressources naturelles et des technologies modernes. Les fusils sont bannis, les voitures, outre quelques exceptions, ont disparu du paysage ; on se bat au sabre, à l’épée et à la hache, on se déplace parfois à cheval, le plus souvent à pied. Ce monde dévasté est néanmoins géographiquement plausible, puisque les territoires les plus massivement représentés sont situés dans le centre des États-Unis — une carte qui apparaît dans l’épisode 3 de la saison 3 l’atteste d’ailleurs. Cet aspect référentiel de la géographie des Badlands est cependant davantage un point d’ancrage plus ou moins arbitraire qu’un effet de réel : la série n’explore pas exactement le déclin de la civilisation américaine en surdéterminant ses tares, mais bien les effets (anthropologiques, sociologiques, politiques) engendrés par une reconstruction forcée d’une nouvelle société qui s’érige sur les décombres de l’ancienne.


Into the Badlands, AMC, 2015-...

C’est une série de guerres qui a mené l’humanité à son autodestruction, il y a de cela environ 500 ans. La scène d’ouverture de la série illustre bien la dualité entre le monde d’avant et celui d’après :


« The wars were so long ago nobody even remembers. Darkness and fear ruled until the time of the barons, seven men and women who forged order out of chaos. People flocked to them for protection. That protection became servitude. They banished guns and trained armies of lethal fighters they called Clippers. This world is built on blood. Nobody is innocent here. Welcome to the Badlands. »

La question de la mémoire est celle qui est mobilisée en premier lieu. Le monde d’avant la destruction de la civilisation se situe dans une généalogie broussailleuse : on ne se souvient plus d’autre chose que de l’ici et du maintenant. C’est là un lieu commun de la dystopie, qui choisit souvent de laisser vagues les circonstances de la chute précipitée du monde. Autre topos du genre : le monde ainsi réorganisé est plongé dans la violence, dans le sang, dans l’épouvante. Si on sait peu de choses de ces guerres de l’avant, c’est sans doute pour mieux illustrer les ravages de l’après : dans les Badlands, la logique de la survie prévaut sur toute nécessité.


Dans ce monde nouveau mais terrible, plusieurs éléments de l’ancienne civilisation se perpétuent néanmoins, par exemple la propension à tracer, dans la terre partout ridée de ses désastres, des frontières, des lignes de séparation, des zones d’occupation. Cette façon de penser l’espace, comme un bien partageable et divisible, est la thématique autour de laquelle gravitent les interrogations les plus intéressantes d’Into the Badlands : les mots-frontières, la pratique de la guerre perpétuelle et l’appel de la migration utopique.


Les mots-frontières. Les mots & le pouvoir


De quoi un monde en crise a-t-il besoin ? Comment remettre de l’ordre dans un monde qui a régressé à l’état de sauvagerie ? En reprenant un mode d’organisation sociale (vétuste mais ayant fait ses preuves) : le féodalisme. En effet, les Badlands, qui sont les terres les plus cultivables de cet univers en déchéance, sont régies par des « Barons », sept au total, qui gouvernent chacun comme des tyrans sur leur propre territoire. Reprenant les stéréotypes associés aux chefs d’État peu scrupuleux du bien-être de leurs ouailles, les Barons sont, pour la plupart, obsédés par le luxe, le pouvoir, la légende qu'ils s'écrivent. Les citoyens qu’on nomme des « Cogs », simple rouage dans l’engrenage de la féodalité, sont une masse indifférenciée d’individus qui travaillent à la façon des esclaves pour enrichir les Barons. La servitude des Cogs a l’avantage de la protection : ce sont les « Clippers », des guerriers durement entraînés, des assassins légitimes, qui sont responsables de la défense du territoire. Chaque Baron élit un « Regent », d’ordinaire le mercenaire le plus doué, qui agit comme le meneur des Clippers.


Baron, Cogs, Clippers, Regents : ces termes, qui sont pour l’essentiel tirés du vocabulaire féodal, définissent des comportements, et programment des manières de concevoir le monde. La hiérarchie imposée par ces mots classifiants est avant tout spatiale : chaque membre de la société des Badlands occupe une place, un lieu spécifique. La mobilité est une qualité distinctive : les Cogs sont le seul groupe dont les membres ne peuvent pas circuler librement dans les baronnies, étant cloués au territoire qu’ils exploitent. En effet, les Cogs sont des laboureurs, des cultivateurs, des artisans de la terre. Il y a dans cette hiérarchie quelque chose de paradoxal et d’inéquitable : ceux qui exploitent la terre y sont rivés, tandis que ceux qui en tirent le plus profit ont le droit de se mouvoir où bon leur semble.


Into the Badlands, AMC, 2015-...

Il y a au moins une autre catégorie de citoyens ou, précisément, de hors-la-loi dans les Badlands : les « Nomads ». Il s’agit d’un groupe formé tout à la fois de rebelles et de criminels, qui sont en migration permanente, et qui ont choisi (ou qui ont été forcés de choisir) d’abandonner le mode de vie des baronnies, fondé sur l’exploitation et la servitude. L’association entre mobilité et criminalité, entre mouvance et décadence a quelque chose de structurant dans la série : le sédentaire-esclave (qui travaille à l’épanouissement de sa baronnie) est davantage en sécurité que le nomade-idéaliste, qui n’a d’intérêt que pour lui-même.


C’est, en quelque sorte, du Thomas Hobbes illustré à la façon kung-fu. Pour faire bref — et au risque de dénaturer la pensée complexe du philosophe anglais —, disons que la théorie hobbésienne du pouvoir étatique suppose que l’individu se soumet volontairement à une force plus grande que soi (l’État) pour échapper à la violence inhérente de l’état de nature (l’homme est un loup pour l’homme) :


« Il est manifeste que tant que les hommes vivent sans une puissance commune qui les maintienne tous en crainte, ils sont dans cette condition que l’on appelle guerre et qui est la guerre de chacun contre chacun. »

En court : deux formes de pouvoir sont représentées dans cette loi générale guidant les peuples. D’abord, l’individu : sans gouvernement, sans organisation, il est soumis à l’insatiable satisfaction de ses propres besoins et, ce faisant, il est l’éternel ennemi de chacun. Ensuite, l’État est détenteur d’un pouvoir sans bornes : en gagnant la sécurité, l’individu se place dans un état de soumission (à une instance autoritaire à laquelle il doit une pure et totale obéissance). Les baronnies des Badlands fonctionnent tout à fait selon ce principe : l’État (le Baron) détient sur l’individu (les Cogs) un pouvoir absolu, que nul ne peut remettre en question sans se frotter à la fureur de l’État.


Thomas Hobbes, Léviathan, frontispice (1651).

Dans les Badlands, les mots sont un pouvoir : ils classent (irréductiblement) les individus, ils départagent le bon du mauvais, le sédentaire du nomade, le reclus du mobile. Le respect de la hiérarchie est une valeur suprême dans les baronnies : le Baron, dans ses conversations quotidiennes, utilise souvent son titre pour clore un débat, martèle son nom comme un argument pour séparer la bonne de la mauvaise idée.


Pourquoi des mots-frontières ? Le système féodal ainsi mis en place dans cet univers postapocalyptique repose sur l’acceptation et la perpétuation de la symbolique des mots : dire, dans les Badlands, c’est être. Ne pas adopter l’ordre des signes des baronnies, c’est s’exclure du monde, c’est se couper de l’ensemble.


Dans Éloge des frontières, l’écrivain Régis Debray illustre que, malgré un monde qu’on dit parfois sans barrières et sans confins, la notion de frontière n’a peut-être jamais été aussi prégnante que de nos jours :


« des frontières au sol, il ne s’en est jamais tant créé qu’au cours des cinquante dernières années. Vingt-sept mille kilomètres de frontières nouvelles ont été tracés depuis 1991, spécialement en Europe et en Eurasie. Dix mille autres de murs, barrières et clôtures sophistiquées sont programmés pour les prochaines années. […] Fossile obscène que la frontière, peut-être, mais qui s’agite comme un beau diable. Il tire la langue à Google Earth et met le feu à la plaine — Balkans, Asie centrale, Caucase, Corne de l’Afrique et jusqu’à la paisible Belgique. »

Dans les Badlands également, murs, limites, zones occupées sont autant d’images d’un monde profondément fracturé, ligné, segmenté. La dystopie reprend, en les exagérant sans doute, en les rendant plus visibles peut-être, les questionnements qui sont déjà les nôtres.


Vers la guerre perpétuelle : destruction & régulation


On guerroie abondamment dans les Badlands : on se querelle pour quelques arpents de siège. Les conflits territoriaux sont nombreux, si bien que la paix est un concept parfaitement relatif : tout baron qui se respecte ambitionne de régner sur l’ensemble des autres barons, afin de concrétiser la logique de la domination qui est au fondement des baronnies.


Chaque baron possède un territoire, qui est défini par la ressource naturelle qui s’y trouve. Ainsi, les barons s’organisent selon les ressources territoriales qu’ils exploitent : opium, pétrole, armement, minéraux, agriculture, textile, main-d’oeuvre. La trame narrative de la série s’articule autour du projet de l’une des baronnes — Minerva, qui a gagné le trône en assassinant son mari violent et violeur —, consistant à remplacer l’ordre féodal par ce qui s’apparente à une forme de démocratie embryonnaire. L’ambition de Minerva est féministe dans ses racines : la soumission des femmes dans un ordre culturel machiste est le moteur d’un affranchissement global. Tous devraient être égaux, donc tous devraient être libres. Dans la saison 1, par ailleurs, ses guerriers sont en fait des guerrières redoutables qu’on nomme « Butterflies ». Ceci ne peut coexister avec cela : il faut faire bataille.



Into the Badlands, AMC, 2015-...


Ainsi, la frontière est la source de toutes les guerres. Qu’elle soit spatiale (les baronnies hostiles les unes envers les autres) ou métaphorique (les projets de civilisation incompatibles entre eux), la frontière joue à plein dans l’imaginaire des Badlands : on tue, on meurt pour préserver son territoire, pour défendre ses croyances les plus profondes. Les lignes territoriales arbitrairement tracées (qui sont inscrites dans un document ayant officialisé l’alliance des sept Barons originaux) sont autant des façons de mettre de l’ordre dans le chaos que d’entretenir la lutte pour davantage de pouvoir.


En cela, les Badlands peuvent être appréhendées comme une illustration de l’impossibilité d’un monde sans frontières. Dans cette fantasmatique, c’est le combat qui apparaît, d’emblée, comme l’ultime solution. Les deux personnages principaux sont des mercenaires acharnés : l’un est le plus dangereux tueur des Badlands (Sunny), l’autre un adolescent aux pouvoirs mystérieux mais destructeurs (M.K.). Ces combattants, positivement connotés dans la série, sont aussi les plus mobiles de tous les personnages : ils voyagent à l’extérieur du territoire sécuritaire des Badlands, arpentent les confins du monde connu et déambulent librement là où ils l’entendent. Sunny renvoie d’ailleurs, pour rester dans l’imaginaire féodal, à la figure du chevalier errant : il s’agit d’un Régent déchu, parti à la recherche de sa femme disparue, qui sauve, en chemin, toute personne nécessiteuse, c’est-à-dire la veuve et l’orphelin. M.K. l’apprenti, doté d’un pouvoir surnaturel le transformant en un combattant dont la puissance a quelque chose de céleste, est sans cesse en déplacement, il ne reste pas en place : sa mobilité est l’un de ses traits caractéristiques.


Le rêve de l’ailleurs utopique


L’errance de Sunny et de M.K. est pourtant à distinguer de celle des Nomads : les premiers sont à la recherche d’un monde de nulle part, tandis que les seconds sont davantage centrés sur l’assouvissement de leurs besoins immédiats. Dans ce monde en guerre permanente qui est celui de la série, ces deux personnages bagarreurs croient en l’existence d’un monde idéal, d’une utopie réalisée portant le nom d’Azra. Comme toutes les utopies qui se respectent, celle d’Azra voyage par des rumeurs, envahit l’imaginaire collectif à force de récits et de légendes. La plupart des habitants des Badlands imaginent qu’Azra est plus folklorique que réelle. Or quelques éléments, quelques objets dans la série dessinent les contours de ce mythe peut-être plus vrai qu’il n’y paraît.


Deux objets sont en effet le sujet d’une forme de fétichisme, dans les Badlands : un pendentif à l’effigie d’une cité merveilleuse et un livre, qui arbore sur sa couverture le même écusson cryptique. On sait peu de choses de ces objets sinon qu’ils sont apparemment d’une importance capitale, puisqu’ils contiendraient le secret de l’emplacement de cette civilisation parfaite. Sunny et M.K. rivalisent d’ingéniosité et risquent souvent leur propre vie pour prendre possession de ces objets aux pouvoirs hermétiques. Car si certains font d’Azra un conte pour enfants, d’autres sont assurés de son existence, à telle enseigne que le pendentif et le livre changent de main plusieurs fois pendant la série.


Into the Badlands, AMC, 2015-...

Source de pouvoir, le livre est un objet dont la signification demeure codée : la langue dans laquelle le livre est écrit est inconnue de l’ensemble (ou presque) des habitants des Badlands. Il reste que l’idée a quelque chose de séduisant : une civilisation utopique est représentée sous différentes formes (chants, livres, contes), jugée fantaisiste par la plupart, mais considérée comme vraie par d’autres.


Cela reproduit, d’une certaine manière, la réception que l’on faisait, à l’époque des Grandes découvertes, des récits de voyage dans l’ailleurs inconnu. Les textes écrits par les explorateurs étaient parfois pris pour des fictions ; et inversement, des textes de fiction, reprenant les façons d’écrire des récits de voyage véritable, passaient pour véridiques.


Dans le cas des Badlands, ces récits qu’on pourrait dire issus de la culture populaire sont suffisamment vraisemblables pour que certains personnages entreprennent une migration (utopique) : imaginaire de l’ailleurs et pratique de la mobilité coïncident ici parfaitement.


Into the Badlands est pourtant, d’abord et avant tout, une série basée sur les combats, sur les arts martiaux, sur l’action effrénée. Mais il est fort intéressant de remarquer (même s’il s’agit d’un trope du genre de la science-fiction) l’association entre civilisation dévastée (les Badlands et les territoires limitrophes) et rêve d’une société parfaite (l’utopie d’Azra). Bref, entre dystopie et utopie. Même lorsque le monde porte les cicatrices des guerres passées, et que ses habitants subissent partout la tyrannie, l’idée (livresque) d’un meilleur monde reste toujours dans l’ordre du possible.


SOURCES : Régis Debray, Éloge des frontières, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2010, p. 19-20.


Thomas Hobbes,Léviathan, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000 [1651], I, XIII.

Photo du rédacteurAlex Bellemare

Dernière mise à jour : 24 août 2018

Lieux et mémoire du voyage

Portrait de Jacques Cartier, Théophile Hamel, 1844.

L’Oreille tendue, dans une série de billets dressant le bilan de ses récentes escapades vacancières, reprend une interrogation radicale du Notulographe, concernant la fonction et/ou l’absurdité du voyage : « Et où passer de meilleures vacances que chez soi ? »


L’expérience du voyage, donc. Ou plus précisément, du tourisme.


Dans Sociologie du tourisme, Saskia Cousin et Bertrand Réau signalent que


« [l’]invention du tourisme s’inscrit dans les transformations des sociétés européennes de la fin du XVIIe siècle. Dès son origine, c’est aussi une pratique distinctive qui permet le renouvellement des formes de sociabilités et des pratiques culturelles. À partir du XIXe siècle, les recompositions sociales de l’organisation du temps des différents groupes sociaux, les progrès techniques dans les transports, la création de stations plus modestes redéfinissent le statut du “touriste”. En se diffusant, le tourisme perd en quelque sorte ses lettres de noblesse ; il s’organise et se politise, à travers les associations et les régions. Pour les élites locales, il devient un enjeu de reconnaissance et de valorisation des traditions ou des monuments. »

Cette façon de penser le tourisme, entendu comme une pratique économique sanctifiant la collection de souvenirs (le plus souvent matériels ou visuels), a été passablement mise de côté par la récente campagne publicitaire de Tourisme Saguenay-Lac-St-Jean, pour y privilégier, plutôt, une perspective résolument expérientielle.



La publicité est souvent un espace de conventions, où les lieux communs et les stéréotypes foisonnent. Ici, dans la narration plaquée sur l’image, nulle trace de ce qui constitue d’ordinaire l’appel irrésistible du territoire : nous ne sommes pas dans une logique de l’accumulation de paysages et de l’abondance d’activités. Au contraire, ce qui est valorisé — cela est d’autant plus net dans la version anglaise de la publicité — est l’extraordinaire des lieux, la mémoire forgée par le territoire, le pur plaisir du terrain. Le voyage, dans cette dynamique, c’est d’abord et surtout une expérience spatiale.


Pourquoi voyage-t-on ? Pour toutes sortes de raisons : découvrir, se perdre, explorer, rêver, fuir, se reposer, etc. Dans cette publicité, on insiste volontiers sur la dimension physique et relationnelle du voyage :


« On traverse le paysage, et on se fait plaisir chacun à sa façon. Les lieux sont aussi des liens. Ils deviennent notre mémoire. »

Il fait bon de savoir qu’il reste encore quelque chose d’à peu près non marchandisable dans la pratique contemporaine de la mobilité : il s’agit non seulement d’arpenter un « espace autre », mais d’y associer un « temps autre ». Le voyage est alors conçu comme une expérience totale, fusionnant, dans la sensibilité du touriste, le spatial et le temporel.



Page titre, « Brief recit », Jacques Cartier.

Probablement sans le savoir, les publicitaires ont repris ici un topos du voyage classique, qu’utilisait déjà Jacques Cartier dans son Brief recit (qui fait notamment la promotion des richesses du Royaume de Saguenay) :


« […] le prince d’iceulx philozophes a laissé parmi ses escriptures ung brief mot de grande consequence qui dit que experientia est rerum magistra. »

« L’expérience est la maîtresse des choses. » Voilà qui a fondé un imaginaire du voyage, basé sur la consommation du territoire et la production de la mémoire, qui n’est pas près de disparaître.


SOURCES : Jacques Cartier, « Épître préliminaire dédiée AU ROY Très Chestien François Ier », dans Brief recit, et succincte narration, de la navigation faicte es ysles de Canada, Hochelage, et Saguenay, Paris, 1545.


Saskia Cousin et Bertrand Réau, Sociologie du tourisme, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2009, p. 7.

Photo du rédacteurAlex Bellemare

Le baron de Lahontan rencontre Robert Lepage


Gravure, dans Voyages dans L'Amerique Septentrionale (1728) du baron de Lahontan.

Parmi les très, très nombreux discours sur l’appropriation culturelle qui ont circulé dans l’espace médiatique depuis ce qu’il convient de nommer « l’affaire Robert Lepage », il me semble qu’une voix n’a pas encore été pleinement entendue. Il s’agit de celle, méconnue mais importante, du baron de Lahontan. Dans ses Dialogues avec un Sauvage, publiés entre 1702 et 1703, Lahontan — un petit noble de province, en marge des riches et des puissants qui lui sont contemporains — utilise un procédé stylistique qui, sans être parfaitement novateur à l’époque, est symptomatique d’une période que l’historien des idées Paul Hazard a définie comme la « crise de la conscience européenne ». Ce procédé, mille fois réutilisé depuis, est le relativisme culturel, qu’on peut décrire, en faisant court, comme une sorte de filtre permettant de penser, sans l’a priori de sa position privilégiée, la diversité des moeurs, des religions et des façons de penser.


Au début du XVIIIe siècle, ce procédé, qui n’est pas encore de saison, consiste surtout à se placer, plus ou moins arbitrairement, dans l’oeil de l’Autre, afin de voir sa propre société telle que l’étranger pourrait la percevoir et se la représenter, comme s’il s’agissait d’un regard neuf porté sur soi-même, mais par le biais des yeux d’autrui. C’est certainement Montesquieu, avec ses Lettres persanes (1721), qui a produit l’oeuvre la plus marquante et la plus représentative de ce regard philosophiquement décalé et culturellement décentré, qui déplace et relativise l’appréhension de l’ici et de l’ailleurs. Mais revenons à Lahontan et à ses Dialogues, qui ont durablement façonné une certaine image de l’Amérique.


Frontispice des Nouveaux Voyages et des Mémoires (1703) du baron de Lahontan.

L’histoire a surtout retenu des Dialogues sa charge contestataire, sa critique acerbe du colonialisme français et sa déconstruction des valeurs politiques et sociales de l’Europe. Les Dialogues sont un échange verbal imaginaire entre Lahontan (qui représente fictivement l’intérêt des Français) et Adario (un chef huron, qui est le porte-parole de la culture amérindienne), et sont divisés en cinq blocs : la religion, les lois, le bonheur, la médecine et le mariage. Même si les noms des interlocuteurs s’ancrent dans une certaine forme de réalisme historique (Adario serait l’anagramme partielle du chef huron Kondiaronk), il serait bien sûr erroné de faire des Dialogues une oeuvre historique : ils s’inscrivent plutôt dans la lignée des entretiens philosophiques classiques, qui opposent deux personnages servant de porte-voix à des conceptions du monde radicalement antinomiques.


Le premier entretien, concernant la religion, brosse le portrait de Lahontan (le personnage), qui se place sous le signe de l’intolérance, du mépris et de l’arrogance :


« La Religion Chrêtienne est celle que les hommes doivent professer pour aller au Ciel. Dieu a permis qu’on découvrît l’Amérique, voulant sauver tous les peuples qui suivront les Loix du Christianisme ; il a voulu que l’Evangile fût prêché à ta Nation, afin de luy montrer le véritable chemin du paradis, qui est l’heureux séjour des bonnes Ames. Il est dommage que tu ne veuilles pas profiter des graces & des talens que Dieu t’a donné. La vie est courte, nous sommes incertains de l’heure de notre mort ; le temps est cher ; éclairci toi donc des grandes Vérités du Christianisme, afin de l’embrasser au plus vite, en regrétant les jours que tu as passé dans l’ignorance, sans culte, sans religion, & sans la connoisssance du vray Dieu. »

Ces premiers mots, rêches et sévères, sont le miroir d’une certaine manière de concevoir l’Amérique au XVIIIe siècle. Pourtant, au bout des cinq sujets qui constituent les Dialogues, les rôles se bousculent et s’inversent : Adario, faisant l’usage actif de sa raison, finira par convaincre philosophiquement Lahontan de changer de système de pensée, d’abandonner la suprématie qu’il s’imagine détenir sur les autres peuples et de réviser ses préjugés profondément ethnocentriques.


Dans l’univers des discours du XVIIIe siècle, Lahontan est l’un des rares auteurs-explorateurs à placer l’Amérindien dans une comparaison avantageuse, concrétisant, à la façon de Montaigne, le mythe du « bon Sauvage », du philosophe pur qu’aucune civilisation n’a corrompu. Il reste néanmoins que les Dialogues sont une oeuvre eurocentriste, dans la mesure où l’Amérindien est le plus souvent instrumentalisé pour critiquer les tares de la société européenne. Évidemment, il serait absurde (ou historiquement équivoque) de faire le procès de Lahontan avec les concepts et les sensibilités d’aujourd’hui, s’agissant de sa façon d’imaginer et de construire la figure de l’Amérindien. Cependant, ses contemporains l’ont fait, et durement : Lahontan, après ses séjours en Amérique, finira sa vie dans l’errance, craignant la prison s’il retournait dans sa patrie. Ses textes, notamment des chansons burlesques qu’il écrit contre son supérieur immédiat (Lahontan est un jeune officier prometteur dans la colonie, mais difficile), lui ont permis d’obtenir une relative notoriété et des promesses d’emprisonnement.


Kanata, répétitions août 2016, crédit David Leclerc.

Avec Kanata, Robert Lepage participe du même phénomène : prendre la place de l’Autre, s’interroger sur les manières de vivre l’altérité et de négocier les différences culturelles. Est-ce condamnable, sur le plan esthétique ? Pas le moindrement du monde. Ce que les opposants à Kanata reprochaient à Robert Lepage était surtout de l’ordre de l’énonciation (politique) : qui peut parler des autochtones, sinon eux-mêmes ? Sur le plan politique, donc, cette question est bien plus trouble, et beaucoup plus difficile à résoudre. Le débat ouvert par l’annulation de Kanata, polémique qui mélange souvent dans l’indistinction art et politique, esthétique et histoire, pose au fond la question de la centralité (occidentale) du regard sur l’Autre. Autrement dit, le relativisme culturel, alors conçu comme une forme occidentale d’impérialisme énonciatif, est-il encore un filtre convenable pour représenter et dire l’expérience de l’altérité ?


Quel lien existe-t-il entre le baron de Lahontan et Robert Lepage, que plus de trois cents ans séparent ? Sans doute que le dialogue, comme forme littéraire, certes, mais aussi et plus généralement comme métaphore du rapport à l’Autre, est plus que jamais nécessaire.


SOURCE : Lahontan, Dialogues avec un Sauvage (édit. Réal Ouellet), Montréal, Lux Éditeur, 2010 [1702-1703], p. 64.

© Alex Bellemare, tous droits réservés.

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