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Photo du rédacteurAlex Bellemare

Aux confins des mondes philosophiques

Voyager avec l’abbé Balthazar

Prise de la Bastille le 14 juillet 1789 (Jean-Pierre Houël).

La fiction utopique — genre littéraire qui présente, par le détour de l’imaginaire, des mondes meilleurs ou parfaitement constitués — connaît, au contact de la Révolution française, de profondes transformations formelles. En effet, la réformation de la société et de ses institutions n’est plus seulement perçue comme un rêve extravagant dont la réalisation est impossible — il devient soudainement pensable de changer, dans la fureur de l’instant, des fondations sociopolitiques centenaires qui, hier encore, semblaient immuables. Le genre utopique change graduellement de forme, pendant cette période trouble et créatrice de catégories discursives nouvelles. Le récit de voyage, longtemps définitoire dans l’histoire du genre, est abandonné au profit du traité savant, du code de lois ou de la dissertation érudite.


Tous les utopistes de la période révolutionnaire n’empruntent cependant pas cette voie de la militance. Certains restent violemment attachés à la tradition monarchique et à l’idéal aristocratique, et utilisent la fiction pour contester la prétendue légitimité citoyenne de la Révolution. On retrouve ce conservatisme à la fois formel et idéologique dans L’isle des philosophes de l’abbé Balthazar, publié anonymement en 1790.


Page de couverture, L'isle des philosophes, 1790.

Reprenant le schéma classique des utopies (voyage dans l’ailleurs et visite de sociétés de rechange), L’isle des philosophes est un roman largement contre-révolutionnaire, dont l’ambition est de disqualifier la pensée philosophique que l’abbé Balthazar juge aussi dominante que défaillante. La Révolution est un événement que les plus grandes célébrités du siècle ont réalisé, par la pensée rationnelle et la déconstruction des discours officiels :


« On retrouve avec plaisir, principalement dans l’isle des philosophes, une savante académie aussi célebre que l’Académie Françoise, & des grands hommes qui ne le cedent en rien à nos Voltaires, nos Jean-Jacques, nos Dalembert, nos Diderot, &c. ces immortels philosophes qui ont préparé notre révolution & jetté les premieres semences du bonheur dont nous jouissons aujourd’hui au sein de l’abondance & dans nos paisibles foyers. »

Ce bref portrait des liens entre philosophie et Révolution est évidemment ironique. Destructrice et sacrilège, la Révolution est une aberration de l’histoire. Pour l’abbé Balthazar, les citoyens ne peuvent se diriger eux-mêmes : la soumission est nécessaire, la sujétion est indispensable pour que la société soit performante et cohésive. Changer les modes de pensée et les institutions politiques apparaît, pour l’ecclésiastique traditionaliste, comme une hérésie : le monde comme il va est ainsi promis à l’effondrement.


Beaucoup de similitudes existent entre L’isle des philosophes et Candide, le célèbre conte de Voltaire. L’abbé Balthazar écrit, sur le mode de la reprise et de la caricature, un véritable anti-Candide : plutôt que de découvrir par l’expérience l’utilité de la pensée philosophique, ainsi que le montre Voltaire, le personnage principal de l’abbé Balthazar, par ses multiples voyages dans l’ailleurs, défait empiriquement les fondements sur lesquels s’appuie la pensée éclairée.


Prise de la Bastille et arrestation du gouverneur M. de Launay, le 14 juillet 1789 (Anonyme).

La plupart des grands courants philosophiques des Lumières sont, sur le mode caricatural et de l’absurde, répudiés, disqualifiés, ridiculisés. Par exemple, l’idée de La Mettrie selon laquelle animaux et humains sont plus proches qu’éloignés est poussée à son point de rupture lorsque le Chevalier, le personnage principal deL’isle des philosophes, visite l’île des ours : dans cette civilisation insulaire, ce sont les ours qui sont au sommet de la hiérarchie du vivant, et conformément à l’adage, ces ours dotés de raison se remémorent avec chagrin et détresse leur propre âge d’or, ce temps merveilleux alors qu’ils étaient de simples animaux, heureux et satisfaits. Dans l’île du hasard, ce sont les intuitions matérialistes d’Helvétius, stipulant qu’il existe un lien de dépendance entre l’intelligence et le développement des mains, qui sont tournées en dérision. Dans cet ailleurs étrange, les chevaux ont des mains d’humains et sont de facto intelligents ; les humains ont des sabots au bout des bras, et sont intellectuellement diminués. Bref, la philosophie « officielle » est constamment le sujet des plus viles moqueries.


L’abbé Balthazar rejette la philosophie des Lumières parce qu’elle devient, lorsqu’elle est massivement pratiquée, source de désordre et de chaos. Autrement dit, l’utopiste déplore le monde nouveau qui se bâtit pendant la Révolution, essentiellement parce qu’il préfère la tradition (politique, religieuse, sociale) à la notion de progrès, qu’il considère dangereuse et qu'il imagine comme le signe annonciateur de la catastrophe.


Le monde parfait n’est pas toujours projeté dans l’avenir, comme l’illustre la fiction utopique de la période révolutionnaire. Parfois, le meilleur des mondes possibles, l’utopiste le regrette, puisqu’à jamais révolu. Cette vision du monde pessimiste et nostalgique se rencontre encore partout aujourd’hui, elle qui se cristallise dans l’imaginaire social par des formules creuses comme « c’était bien mieux avant ».


Ce passéisme passionné n’est pas né d’hier : quelqu’un se languit toujours des temps anciens, en refusant que l’histoire progresse. L’utopie de l’Ancien Régime n’échappe pas à cette mode. La Révolution, l’abbé Balthazar choisit de la combattre : l’histoire, croit-il, doit s’écrire d’une seule encre, en privilégiant la parfaite continuité entre les siècles et entre les formes de gouvernement. Plus encore, l’utopie contre-révolutionnaire de l’abbé Balthazar fait la promotion d’une histoire sans mouvement, close et imperméable au passage du temps.


SOURCE : Abbé Balthazar, L’isle des philosophes, et plusieurs autres nouvellement découvertes et remarquables par leurs rapports avec la France actuelle, [s.l.], [s.é.], 1790, p. V.

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