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Photo du rédacteurAlex Bellemare

La terraformation, mode d’emploi

Dernière mise à jour : 1 sept. 2018

Thomas More & l’exploitation de Mars

Gravure d'Ambrosius Holbein, 1518.

L’oeuvre matricielle L’Utopie, publiée en latin par le juriste anglais Thomas More en 1516, est d’abord et surtout célèbre pour son titre, qui s’est, au fil des siècles, figé en nom commun dans l’imaginaire collectif. Une utopie, ce serait quelque chose de chimérique, d’impossible, d’irréalisable. Qualifier un projet d’utopique est, d’ailleurs, rarement un gage de succès. L’utopie se situerait dans l’ordre du rêve et de l’imagination, bien plus que dans le réel et le concret des choses. Cela signifie-t-il pour autant que tout se qui est placé sous l’égide de l’utopie est forcément invraisemblable ?


Crédits photo : NASA.

Certains scientifiques pensent en effet que la terraformation — une entreprise consistant à modifier les caractéristiques (climatiques, environnementales, géophysiques) d’une planète pour imiter au plus près celles de la Terre — est un rêve réservé pour les amateurs ahuris de science-fiction. Récemment, la question de la terraformation de Mars a alimenté les discussions et a voyagé dans les discours. En entrevue au Late Show with Stephen Colbert, Elon Musk, le patron excentrique de SpaceX, affirmait qu’il souhaitait rendre l’atmosphère de Mars comparable à celle de la Terre en causant une série d’explosions thermonucléaires. En clair, lancer des bombes sur Mars pour changer ses caractéristiques géophysiques, rien de moins. D’autres pensent toutefois que cette méthode est insuffisante et carencée, puisque les technologies actuelles sont toujours incapables de reconstruire convenablement l’atmosphère martienne.


La science-fiction martienne a rapidement fait sienne cette manière de penser le remodelage de ce territoire extraterrestre. Pensons au film The Martian de Ridley Scott, à la récente série de romans Red Rising de Pierce Brown ou encore à la série télé The Expanse. L’historien des représentations peut effectivement s’intéresser à la question de la terraformation de Mars sans être particulièrement versé dans ses implications proprement scientifiques. Pourquoi ? Essentiellement parce que le geste bâtisseur au fondement de la terraformation de Mars rappelle beaucoup celui qui est généralement nécessaire pour qu’une civilisation parfaite (bien qu’imaginaire) s’institue et prospère.


Dans le texte de Thomas More, un récit de voyage divisé en deux livres complémentaires, l’un discutant des tares de la société anglaise de l’époque, l’autre présentant une société (idéale) de substitution, la fondation de la cité parfaite est introduite par un geste géophysique fondateur. Le bâtisseur et guerrier Utopus colonise une « foule ignorante et rustique », peuple qu’il vient de conquérir par la force. Sa première décision, celle qui détermine en quelque sorte le devenir de la société idéale, est d’enclaver l’île nouvellement conquise :


« Après les avoir vaincus à la première rencontre, Utopus décida de couper un isthme de quinze milles qui rattachait la terre au continent et fit en sorte que la mer l’entourât de tous côtés. Il mit les habitants à la besogne, et il leur adjoignit ses soldats, pour éviter qu’ils ne considèrent ce travail comme une corvée humiliante. Réparti entre un si grand nombre d’ouvriers, l’ouvrage fut accompli en un temps incroyablement court, si bien que les voisins, qui avaient commencé par en railler la témérité, furent frappés d’admiration et aussi d’effort à la vue du résultat. »

Thomas More par Hans Holbein le Jeune, 1527.

La « terraformation » d’Utopie est certes une façon d’isoler la société parfaite face aux menaces extérieures, mais renvoie aussi à l’orgueil démesuré du souverain : c’est en travaillant la géographie, c’est en brisant la terre qu’on « construit » une civilisation autrement impossible dans le monde naturel.


Dans le cas de Mars, cependant, la terraformation engendre quelques questionnements autrement plus problématiques, centrés entre autres sur l’éthique et l’humanisme, dans la mesure où il s’agit bien plus d’un programme possiblement applicable que d’une pure fiction.


D’abord, il est intéressant de remarquer que les solutions technologiques généralement proposées pour rendre Mars habitable sont des adaptations radicales du phénomène du réchauffement climatique. En effet, c’est en modifiant la composition de l’atmosphère, c’est en accélérant certains phénomènes naturels (qui sont devenus critiques sur Terre), qu’on pourrait éventuellement atteindre une atmosphère favorable à la vie humaine.


Ensuite, il convient de souligner que la terraformation de Mars s’inscrit dans une conception de l’humain tout-puissant. C’est en manipulant des technologies puis en façonnant des planètes qu’on parviendrait à faire triompher l’humanité au-delà de ses possibles. Les façons d’intervenir sur l’atmosphère de Mars pourraient également détruire d’éventuelles formes de vie toujours inconnues de l’humain. Mais il s’agit surtout, dans la perspective de la terraformation, de changer, d’adapter le territoire pour que l’humain puisse s’y perpétuer coûte que coûte.


Le contraire de la terraformation pourrait se rencontrer, en quelque sorte, dans ce qu’on nomme ailleurs le « transhumanisme », c’est-à-dire l’ensemble des moyens (scientifiques et techniques) pour adapter l’humain à ses différents environnements de vie. L’adaptation est ici tout à fait renversée : c’est l’humain qui doit désormais se métamorphoser pour qu’il puisse vivre et évoluer dans le monde tel qu’il va.


Ce qui est remarquable, dans ce parallèle entre Thomas More et Elon Musk que plusieurs siècles séparent, est la transformation d’une attitude jugée par la plupart négative (la destruction du territoire d’une part et l’accélération des changements climatiques de l’autre) en pure occasion d’exploitation. C’est ce qu’on pourrait nommer ici, faute de mieux, l’impérialisme géographique.


SOURCE : Thomas More, L’Utopie, Paris, GF Flammarion, 1987 [1516], p. 138.

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